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Nous voyons évoluer presque jour par jour, sous nos yeux, le génie de Shakspeare. Il commence par rapiécer et adapter les œuvres d’autrui ; puis le voici qui, faisant un pas de plus, se met à imiter Marlowe, dans ses grands drames historiques, et sans cesse s’élève au-dessus de son modèle. Nous pouvons comparer à découvert la gaîté juvénile et la verve satirique de ses premières comédies avec les portraits plus sérieux, plus pénétrans, plus profondément vivans, de ses œuvres postérieures. Nous le voyons déployer toute la richesse et toute la variété de son art dans ses immortelles tragédies, et puis, dans les drames romantiques de sa dernière manière, prendre peu à peu un ton plus doux et plus tendre. Si l’étude de ses contemporains a de quoi nous renseigner sur lui, sa comparaison avec lui-même nous renseigne bien davantage encore... Avec son sens merveilleux de l’observation, Shakspeare ne peut manquer d’avoir fait son profit des conditions intellectuelles et sociales où il avait à vivre. Et, en effet, l’examen de son œuvre nous apprend comment, tour à tour, sous des influences diverses, telle ou telle de ses qualités prédomine en lui, comment l’humour, par exemple, finit par refouler la tendance à l’emphase, ou comment une compréhension plus large de la vie tempère un tourbillon d’ardentes passions. »

N’est-ce point là, en esquisse, toute une biographie de Shakspeare, et uniquement tirée de son œuvre, et telle que, après avoir satisfait notre curiosité, elle a encore de quoi soutenir et renforcer notre jouissance artistique ? N’est-ce point là le modèle de ce que devraient être les biographies d’artistes, pour devenir enfin un genre littéraire d’une utilité véritable ? Car tout artiste a deux vies, dont l’une consiste pour lui à boire et à manger, à payer son terme, à être un homme pareil à ses voisins, tandis que l’autre est celle d’où résulte son œuvre. Et c’est cette vie-là seulement qu’il nous importerait de connaître : sans compter qu’elle est presque toujours plus intéressante que l’autre, plus variée, plu ? mouvementée, plus riche en péripéties romanesques ou tragiques. Est-ce que l’œuvre d’un Shakspeare, par exemple, quand on la considère dans l’ordre des dates, ne suggère pas aussitôt tout un roman, le roman d’un poète de génie en lutte inconsciente, incessante, contre la conception théâtrale de son temps ? Que lui ont enseigné ses devanciers ? Quelles œuvres a-t-il lues ensuite qui l’ont encouragé à modifier sa manière ? Et quand, et comment, et pourquoi a-t-il passé des Deux Gentilshommes de Vérone au Marchand de Venise, de celui-ci à Jules César, pour aboutir au Conte d’Hiver et à la Tempête ? Le biographe qui nous renseignerait sur tout cela nous aiderait bien autrement