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sourire : « Mais non, madame, c’est pas possible, jamais le bon Dieu ne permettrait ça ! »

7 novembre. — Je suis allée voir les Pères jésuites[1] et les Sœurs, qui demeurent dans un quartier très éloigné, de l’autre côté du Konak du vali, au delà du quartier musulman (les deux missions assez loin l’une de l’autre). Je leur ai dit que Maurice les engageait à faire des provisions et à s’armer,

— Nous armer ? non, madame, m’a déclaré le supérieur. Le Seigneur a dit : « Tu ne tueras pas. » — Mais on vous tuera ! — Nous sommes dans la main de Dieu. » Les Sœurs sont moins calmes, moins résignées, mais elles n’osent pas toucher à des armes.

Maurice signale à Constantinople que ça va mal. Heureusement que nous avons le télégraphe ! Par un des employés, on a su que le consul de Diarbekir[2], fait passer de très mauvaises nouvelles, mais mon mari garde sa bonne humeur. Pour lui, il estime qu’à moins d’un ordre formel, ordonnant les massacres, il n’y aura rien de bien terrible...

Me dit-il bien tout ce qu’il pense ? J’en doute, car il s’est mis à m’apprendre à chiffrer des dépêches.

10 novembre. — J’apprends par hasard que les massacres sont commencés à Erzeroum. Maurice ne voulait pas me le dire.

11 novembre. — On vient nous rapporter qu’un consul, sur le point d’être mis à mort par les Turcs, aurait télégraphié sa grande détresse à l’ambassade, sur quoi M. Cambon aurait lancé lui-même au vali cette menace : « Votre tête tombera, si mon consul périt ! » Cette rumeur m’épouvante, mais Maurice me jure qu’il n’y a pas d’exemple qu’un consul enfermé dans son consulat ait été frappé, ait même vu son consulat forcé, sa maison regorgeât-elle de réfugiés. Ces rumeurs ne sont donc pas sérieuses.

Alors je veux lui faire promettre qu’il ne fera qu’ouvrir sa porte aux Arméniens, mais que ni lui ni les cawas, quoi qu’il arrive, ne sortiront.

Maurice hésite, puis me répond évasivement.

  1. Leur mission dépend de la maison générale de Lyon. Les sœurs (ordre de Saint-Joseph) sont également de Lyon. M. -F.
  2. Sivas, Diarbekir et Erzeroum sont situés respectivement aux trois pointes d’un V immense. Nombre d’Arméniens dans chacun des vilayets : Sivas 171 000, Erzeroum 133 000, Diarbekir 79 000 (Voyez au Livre Jaune, ethnographie arménienne de l’Asie Mineure). — M. -F.