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bientôt des larmes de sang. On se flatte d’obtenir d’Orléans, mais les Anglais ne le veulent point. D’Orléans lui-même ne voudrait pas monter sur le trône sans que la branche aînée eût abdiqué. Aux yeux des rois de droit divin, ce serait aussi un usurpateur. »

La séance reprit à huit heures et demie. Lucien, Joseph, le cardinal Fesch, et les plus dévoués partisans de l’Empereur étaient présens. Ils comptaient faire revenir l’Assemblée sur son vote de l’après-midi et obtenir la proclamation de Napoléon II. Fort de la décision de la Chambre haute, l’Empereur, pensaient-ils, pourrait imposer à la Chambre élective la reconnaissance de son fils ; autrement, il retirerait son abdication. Quand Lacépède eut rendu compte en termes atténués de sa visite officielle à l’Elysée, Lucien s’écria : « L’Empereur est mort. Vive l’Empereur ! L’Empereur a abdiqué. Vive l’Empereur ! Il ne peut y avoir d’intervalle entre l’Empereur qui meurt ou qui abdique et son successeur. Je demande qu’en continuité de l’Acte constitutionnel, la Chambre des pairs, sans délibération, par un mouvement spontané et unanime, déclare qu’elle reconnaît Napoléon II comme empereur des Français. J’en donne le premier l’exemple et lui jure fidélité. » En défendant les droits du jeune prince, Lucien parlait aussi pour soi-même, car la reconnaissance de Napoléon II impliquait, en vertu des constitutions impériales, l’établissement d’un conseil de régence où entreraient nécessairement les frères de l’Empereur.

Loin d’entraîner l’Assemblée, les paroles chaleureuses de Lucien provoquèrent des murmures. Pontécoulant combattit la proposition. Par une précaution oratoire au moins inattendue, il commença par déclarer que Napoléon était son bienfaiteur, qu’il lui devait tout et que « sa reconnaissance durerait jusqu’à son dernier soupir. » Puis, changeant soudain de ton et de sentiment, il demanda à quel titre le prince Lucien avait parlé dans la Chambre. « Est-il Français ? dit-il. Je ne le regarde pas comme tel. Lui qui invoque la Constitution, n’a pas de titre constitutionnel. Il est prince romain, et ainsi ne fait plus partie du territoire français... » — « Je vais répondre, » protesta Lucien qui avait, en effet, de bons argumens[1]. Mais Pontécoulant

  1. En 1810, par ordre écrit de l’Empereur, Lucien avait été officiellement rayé de la liste des sénateurs, mais cette radiation, motivée, il est vrai, par un séjour de plusieurs années, sans autorisation, en pays étranger, entraînait-elle implicitement, en vertu de l’article 17 du Code civil, la perte de la qualité de Français ? C’est très discutable. Quoi qu’il en soit, si l’Empereur, en 1810, avait voulu ou cru priver Lucien de cette qualité de Français, il la lui avait rendue en 1815, en lui reconnaissant les mêmes droits et honneurs qu’aux princes Joseph, Louis et Jérôme ; en le faisant désigner dans le Moniteur sous le titre de S. A. L le prince Lucien ; en le nommant membre de la Chambre des pairs et membre du Conseil de l’Empire. De plus, Lucien avait été élu député de l’Isère, et la commission pour la vérification des pouvoirs n’avait soulevé contre cette élection d’autre objection que l’entrée de droit de Lucien à la Chambre des pairs.
    Dans la séance du 16 juin à la Chambre des pairs, Pontécoulant, appuyant une motion de Lucien, n’avait nullement pensé à contester au prince la qualité de Français. Il s’en avisa seulement quand l’Empereur eut abdiqué. C’était peut-être habile ; ce n’était pas chevaleresque.