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sont leurs bras ! Sous leur peau brune, aux plis retombans, tout leur frêle squelette se dessine, à faire peur ; on dirait qu’ils n’ont pas d’entrailles, tant leur ventre est plat, et des mouches se sont collées à leurs paupières, à leurs lèvres, pour y boire ce qui reste d’humidité. Ils n’ont plus de souffle, presque plus de vie, et cependant ils tiennent debout, et ils crient encore. Manger, ils voudraient manger, et il leur semble que ces inconnus qui passent, dans de si grandes voitures, doivent être riches, qu’ils auront pitié et leur jetteront quelque chose.

— « Maharajh ! Maharajh ! » (Monseigneur ! Monseigneur !) appellent ensemble toutes les petites voix, sur des notes chantées et tremblotantes. Il en est qui ont à peine cinq ans, et qui crient aussi : « Maharajh ! Maharajh ! » et qui allongent à travers la barrière des menottes lamentables.

Dans ce train, ceux qui voyagent avec moi sont d’humbles Indiens, de 3e et de 4e classe ; ils lancent ce qu’ils ont, des restes de gâteaux de riz, des monnaies de cuivre, et sur tout cela les affamés se ruent comme des bêtes, en se piétinant les uns les autres. Des pièces de monnaie peuvent donc leur servir ? Alors, c’est donc qu’il y a des provisions encore dans les boutiques en terre du village, mais pour ceux-là seuls qui ont de quoi en acheter :... De même, quatre wagons de riz sont attelés derrière nous, et il en passe ainsi chaque jour ; mais on ne leur en donnera point ; non, pas une poignée, pas quelques grains qui prolongeraient un peu leur vie ; c’est destiné aux habitans des villes, à ceux qui ont encore de l’argent et qui paieront.

Qu’est-ce qui nous empêche de repartir ? Pourquoi si longtemps s’arrêter devant ce lugubre village, où, de minute en minute, le troupeau des affamés s’assemble plus nombreux et la chanson de détresse va s’exaspérant ?

Aux environs, tant la terre est sèche et poudreuse, ce qui fut rizières ou champs cultivés simule un désert de cendre. Et voici des femmes, — des squelettes de femmes plutôt, avec des seins pendans comme des lambeaux de basane, — qui arrivent en hâte, épuisées par l’effort, dans l’espoir de vendre de lourds et infects paquets, apportés sur leur tête : des peaux de leurs vaches, qui sont mortes de faim et qu’elles ont écorchées. Mais le prix d’une vache à peu près vivante est tombé ici à un quart de roupie (environ dix sous), puisqu’on ne pourrait pas la nourrir et que pour rien au monde, dans ce pays brahmanique,