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en offrir à la Déesse le sang tiède, dans un vase de bronze, et, sur un plateau, la tête cornue. Comment a-t-elle pu s’introduire dans le panthéon brahmanique, à titre d’épouse du dieu de la mort, la Dourga, la terrifiante Kali, si altérée de sang que, même en ce pays où, depuis des millénaires, il est défendu de tuer, on lui faisait naguère encore des sacrifices humains à cette place ? D’où sort-elle, avec son manteau rouge, de quels temps antérieurs et de quelle nuit ?...

A différens étages de la route, on a ouvert devant nous des portes de bronze, lourdement cloutées. Et puis nous avons quitté nos chevaux pour continuer à pied l’ascension, par des cours, des escaliers, des jardins.

Des salles en marbre, aux piliers trapus, décorées avec un goût minutieux et barbare ; les voûtes, jadis patiemment revêtues de mosaïques en verroteries, en parcelles de miroir, y restent encore étincelantes par places, sous la moisissure et le salpêtre, comme des parois de cavernes à stalactites, et les portes en bois de santal sont incrustées d’ivoire. Des piscines, très haut perchées, recelant encore un peu d’eau précieuse ; des bains creusés dans le roc, pour les dames du harem. Et, au centre de tout, un jardin suspendu, très muré, sur lequel s’ouvrent des appartemens sombres, qui furent ceux des princesses, des reines, de toutes les belles cloîtrées ; des orangers de cent ans y embaumaient l’air, quand j’y suis passé tout à l’heure pour monter aux plus hautes terrasses ; mais le vieux gardien se plaignait amèrement des singes, qui, paraît-il, s’y croient les maîtres aujourd’hui et ne se gênent point pour y cueillir toutes les oranges.

Maintenant donc, j’attends la nuit, seul, sur ces terrasses extrêmes : les rois les avaient fait construire et entourer de somptueux balustres pour y tenir des assemblées, y donner des audiences au clair de lune, et j’ai voulu connaître ce lieu à son heure, sous cette lune qui dans un instant rayonnera.

Le coucher des oiseaux, aigles, vautours, paons, tourterelles et martinets, vient de finir, et, dans le palais abandonné, cela laisse un redoublement de silence. Le soleil, qui m’était depuis longtemps caché par les si hautes montagnes, vient sans doute de s’éteindre, car, sur une esplanade au-dessous de moi, des gardiens, des musulmans, qui connaissent toujours avec précision