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Je suis parti avec des guides et des chevaux mis à ma disposition par le Maharajah de la belle ville rose, — successeur des rois qui habitaient jadis ce palais d’Amber, ces terrasses où je viens de monter. J’avais hâte de sortir de cette Jeypore, d’échapper à son charme de féerie et à son horreur dantesque, hâte d’arriver dans la campagne, où au moins tout est fini et où c’est le silence de la mort.

Cependant, je savais quel passage de plus grande épouvante il me faudrait encore traverser aussitôt que j’aurais franchi les portes des remparts : quelque chose comme un champ de bataille longtemps après la déroute ; quelque chose comme une jonchée de cadavres longuement desséchés au soleil, mais des cadavres qu’on entendrait souffler, des cadavres qui remueraient, et qui parfois seraient capables de se lever, de me poursuivre, de m’attraper avec leurs pauvres mains terreuses, dans une soudaine exaltation de prière...

Et, en effet, j’ai trouvé tout cela qui m’attendait.

Dans le charnier, aujourd’hui, il y avait beaucoup de vieilles femmes, paquets de haillons et d’os, aïeules abandonnées, dont tous les descendans étaient morts, de faim sans doute, et qui s’étaient couchées là avec résignation pour laisser venir leur tour ; elles ne demandaient rien, celles-là, elles ne bougeaient pas ; seulement leurs yeux grands ouverts exprimaient l’infini morne de la désespérance. Et des corbeaux, au-dessus d’elles, perchés sur les branches des arbres morts, ne les perdaient pas de vue, attendant qu’il fût l’heure.

Mais il y avait surtout, et plus encore que les autres jours, des enfans. Oh ! leurs petites figures, comme étonnées de tant de misère et d’abandon, qui vous regardaient d’en bas avec une expression d’appel !... On mettait pied à terre, on s’arrêtait aux plus décharnés, ne pouvant s’arrêter à tous, car ils étaient légion... Petites têtes affaiblies, petites têtes emmanchées sur de frêles squelettes qui ne pouvaient plus les porter ; on les soulevait doucement, et elles retombaient, confiantes, dans vos mains, les têtes enfantines, en refermant les paupières, comme pour dormir là, sous votre protection. Parfois, on devinait bien que le secours offert arrivait trop tard ; mais souvent aussi les innocens fantômes se remettaient debout, et avec la pièce de monnaie qu’on leur avait donnée, se traînaient chez les marchands de riz pour acheter à manger.