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X. — TERRASSES POUR TENIR CONSEIL AU CLAIR DE LUNE

La pleine lune encore pâle, suspendue dans le ciel crépusculaire, n’a pas commencé d’épandre sa lumière morte sur le nouvel amas de ruines qui s’en va dévalant à mes pieds. Le soleil, bien qu’il ait disparu depuis une heure derrière les montagnes d’alentour, continue d’éclairer d’une lueur jaunissante. Et j’attends la nuit, seul, dans un lieu pompeux et farouche, au sommet des terrasses d’une ancienne demeure de rois, sorte d’immense nid d’aigle qui fut jadis empli de richesses, inabordable et redouté, mais qui est vide aujourd’hui, à la garde de quelques serviteurs, au milieu d’une grande ville abandonnée.

Je suis déjà très haut dans l’air ; si je me penche sur les granits luxueusement ciselés qui servent de balustres à ces terrasses, je surplombe des abîmes, — au fond desquels gisent des débris de maisons, de temples, de mosquées, de splendeurs. Je suis très haut dans l’air, et cependant je suis dominé de tous côtés ; les rochers qui portent ce palais s’abritent au centre d’un cirque de montagnes plus élevées encore, et, autour de moi, de grandes cimes en pierres rougeâtres, presque verticales, minces et comme tranchantes, sont couronnées de remparts qui suivent la ligue du faîte extrême, et dont les créneaux eu dents de scie se découpent cruellement sur le ciel jaune. Cette muraille en l’air, bâtie à coups de blocs cyclopéens sur des pointes à peine accessibles, et enfermant un cercle de plusieurs lieues, est une de ces œuvres du passé dont l’audace et l’énormité nous confondent ; tout cela monte trop haut, se tient debout avec trop de confiance, et donne un peu le vertige à regarder. Pour cette ville, depuis longtemps défunte, et pour ce palais de rois qui est sous mes pieds, on avait imaginé une clôture sans pareille, on avait transformé en forteresse toute la chaîne des sommets enveloppans. Et il n’y a qu’une seule coupée donnant accès dans le cirque défendu, une espèce de grande fissure naturelle, là-bas, par où l’on aperçoit les lointains d’un désert qui semble passé au feu.

Pour venir ici, je suis parti, au déclin du jour, de Jeypore, qui, depuis deux siècles[1], a remplacé comme capitale cette ville d’Amber, ces ruines dont me voici entouré.

  1. Jeypore fut fondée en 1728.