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espagnoles ; et Cléopâtre, par son orgueil, son amour de la gloire, son ambition, présente de nombreux traits du caractère castillan ! »

Maintenant, et en dehors de ce qu’il dut aux données de l’histoire, — dont je persiste à croire que ce ne sont pas les poètes espagnols qui lui ont révélé l’intérêt et enseigné l’emploi dans le drame, — si nous nous demandons ce que Corneille a emprunté de ses modèles « castillans, » j’admets volontiers que leur influence ne soit pas étrangère au goût qu’il a si souvent montré pour les subtilités de la casuistique. Ses héros sont bavards, mais surtout ils sont pleins de distinctions infinies. On ne les trouve jamais à court de raisons ni surtout de raisonnemens pour expliquer, pour justifier, pour louer eux-mêmes leur conduite. Quoi qu’ils fassent, ils ont toujours d’excellens motifs de le faire ; ils le croient du moins ; ils essaient de nous le faire croire ; et cela les mène souvent à énoncer d’étranges maximes : Escobar et Sanchez en énoncent à peine de plus surprenantes. Et puisqu’il ne semble pas douteux que l’Espagne ait été la patrie d’élection de la casuistique, on peut donc imputer ce que l’on en trouve dans la tragédie de Corneille à l’influence du théâtre espagnol. Mais ce ne sera toujours qu’à la condition de ne rien exagérer, et, notamment, de nous souvenir que la casuistique, en général, n’étant qu’une forme de la délicatesse de conscience, elle n’a donc rien de particulièrement espagnol, ni même de « catholique » ou de chrétien, quoi qu’on en puisse dire ; et le développement n’en est qu’une suite ou une conséquence du progrès psychologique et moral. Les anciens eux-mêmes n’en ont pas ignoré l’usage. Les Controverses de celui qu’on appelle Sénèque le Rhéteur et qu’on aimerait en vérité qui fût le même que Sénèque le Tragique, ne sont, en un certain sens, qu’un recueil de cas de conscience ; et, sans avoir ici l’intention de réhabiliter les sophistes grecs, il ne paraît pas prouvé que leur morale ne soit pas tout aussi délicate que celle de Socrate, et surtout de Platon. J’en appelle à témoin le théâtre entier d’Euripide.

Faisons donc attention, si nous voulons discuter utilement les questions, de commencer par les bien poser. La question des rapports du théâtre de Corneille avec le théâtre espagnol n’a vraiment pas d’importance en soi, ni même d’autre intérêt que celui d’une assez vaine curiosité. Le Cid est le Cid, Polyeucte est Polyeucte, Rodogune est Rodogune. S’ils ne les étaient pas, on