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jusqu’au printemps sans grandes pertes, puisque alors nous aurons les secours de l’intérieur qui nous rendront supérieurs à l’ennemi. »

Le danger que redoutait le comte de Liéven parut d’abord devoir être conjuré, Benningsen étant parvenu à éviter le contact avec l’armée française. Mais, serré de près par Napoléon, il fut bientôt réduit à accepter le combat. C’était à Eylau, le 7 février. Si, malgré son caractère horriblement sanglant et tragique, cette bataille ne fut pas décisive, du moins prépara-t-elle l’écrasement des forces russes, qui eut lieu à Friedland le 14 juin suivant. Quelques jours plus tard, les deux empereurs se rencontraient à Tilsitt et la paix était signée entre la Russie et la France.

Le 22 juillet, l’empereur Alexandre rentré à Peterhoff, Mme de Liéven, pour la première fois subit le contre-coup des événemens, non plus comme une petite fille à l’âme mobile et légère, sur qui ils glissent sans y creuser une trace profonde, mais comme une femme que le malheur vient de mûrir. Humiliée d’avoir vu son souverain qu’elle idolâtre contraint de traiter avec ce Français, un soldat de fortune, ce qu’elle éprouve, elle l’exprime sous des formes simples et familières. Mais, dans ses paroles un caractère se trahit ; une personnalité s’en dégage et, quoiqu’elle n’ait que vingt-deux ans, commence à paraître en elle une patriote aussi sensible aux revers de son pays qu’à ses triomphes.

« J’ai été si longtemps sans vous écrire, mon cher Alexandre, par la même raison que vous me donnez de votre silence dans votre lettre. J’ai l’esprit peu disposé à cela ; je suis d’une humeur abominable ; je me dispute du matin au soir avec tout ce que je rencontre et nommément avec mon mari, sans que cependant cela porte préjudice à l’amour conjugal. C’est un besoin de disputer, de dégoiser toute ma mauvaise humeur, que je ne puis pas vaincre. Tout reflue aujourd’hui à Péterhoff pour les fêtes. Je suis restée seule chez moi parce que la disposition de mon esprit m’éloigne absolument des plaisirs. Malgré l’arrivée de mon mari, je suis restée établie ici (à Tsarkoé-Sèlo), me contentant de le voir quelques heures, une fois par semaine. J’ai double intérêt à ce séjour, d’abord pour ma santé et celle de mes enfans qui y gagnent beaucoup et puis, parce que j’aurais honte de voir du monde. Je ne puis vous dire à quel point je suis humiliée de ce qui s’est passé. »

Cette lettre, qui révèle beaucoup d’amertume et qui prouve