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On marie déjà la comtesse Flinska à un autre ; mais je ne sais encore qui.

« Depuis votre départ, le temps est mauvais ; il fait sale dans les rues. Cela n’empêche cependant pas nos belles dames de traîner leurs longues queues et leurs charmes sur le quai... On dit qu’il y avait une foule prodigieuse à la mascarade allemande. Il s’y est passé un assez joli tour. Cinq masques s’approchent du buffet, s’y font servir et gobent pour une centaine de roubles de vins, etc., etc. Quatre d’entre eux le quittent ; le cinquième reste, assis. Comme il se faisait tard, l’hôte s’approche du masque et lui demande le paiement qui lui est dû. Celui-ci ne répond pas le mot. Feuilleté lui fait des reproches, le menace de la police : même silence. L’officier de police arrive, lui dit qu’il le découvrira s’il s’obstine à ne pas payer. Mais voyant que tout cela n’avance à rien, il le prend par les épaules et... toute la machine s’écroule ; c’était de la paille... J’ai bien du plaisir à penser que mes lettres vous en font un peu et c’est bien une raison pour vous écrire souvent, outre la satisfaction que j’y trouve moi-même ; j’attends avec impatience votre première lettre. Adieu, mon cher ami. Bonsi vous embrasse ; bon chemin et de temps en temps un regret à vos amis. Je me mets sur les rangs la première, car personne assurément ne peut vous être plus sincèrement attaché que moi. »

J’ai cité presque en entier cette lettre parce qu’elle donne une idée exacte de toutes celles qui datent des huit années qu’au lendemain de son mariage, Mme de Liéven passa à Saint-Pétersbourg. Elle me permet non de ne leur rien emprunter, mais d’en abréger les extraits, de les réduire à ce qui nous fait pénétrer dans la société russe, au moment où, à la faveur des plus grands événemens du siècle, elle va se répandre en Europe, se mêler plus étroitement à celle de Paris et de Londres, et, pour me servir d’un mot qui manque à notre langue, puisqu’il caractérise mieux que tout autre ce mouvement de fusion, se « cosmopolitiser. » De mois en mois, les notes de Mme de Liéven se succèdent, révélant chez leur auteur, enzême temps qu’une large part d’esprit naturel, une claire vision des êtres et des choses, un sens très net de l’ordre moral, des préjugés de caste, un amour passionné pour sa famille, son pays, ses souvenirs, une rare faculté d’exprimer ce qu’elle ressent, de décrire ce qu’elle a vu. Totalisées au bout de chaque année, elles sont comme des chapitres