Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/171

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la prison pour tous. Et après ? Un régime plus terrible encore que celui sous lequel gémissait la Russie. L’alternative était horrible. Si Pahlen avait parlé, il n’y avait qu’un parti à prendre, c’était de se brûler la cervelle. »

Le jeune ménage ne connut donc la sanglante tragédie du palais Michel que lorsque le dernier acte venait d’être joué. C’était dans la nuit du 11 au 12 mars. Vers deux heures et demie, les Liéven, qui s’étaient couchés et dormaient, sont brusquement réveillés par un officier chargé d’un message de l’Empereur.

— C’est la forteresse, dit le mari à la femme. Et il n’en doute plus en apprenant qu’il est mandé au palais d’Hiver où Sa Majesté l’attend. Toutefois, comme il sait que l’Empereur réside au palais Michel, il croit à une erreur de l’officier. — Vous êtes ivre, lui reproche-t-il.

Offensé, l’officier réplique qu’il vient de quitter Sa Majesté et a répété ses propres paroles. Et Liéven s’étonnant que l’Empereur ait changé de résidence au milieu de la nuit, le messager ajoute :

— L’Empereur est très malade, et c’est le grand-duc Alexandre, c’est-à-dire l’Empereur, qui m’envoie vers vous.

À cette nouvelle, la surprise du ministre devient de l’effroi. Il renvoie l’officier et discute avec sa femme sur le parti à prendre. Le messager a-t-il dit la vérité ? N’est-ce pas un piège que Paul Ier tend à son favori d’hier ? « Il était inutile de chercher à deviner cette énigme. Il fallait prendre un parti. Mon mari se leva ; il demanda son traîneau et passa en attendant dans sa chambre de toilette qui donnait dans la cour. La chambre à coucher était située sur la Grande Millionne exactement en face de la caserne du premier régiment de la garde impériale Préobrajensky, et cette rue aboutissait au palais d’Hiver. Mon mari me fit lever et me plaça à la fenêtre en m’engageant d’observer tout ce qui se passerait dans la rue et de l’en prévenir.

« Me voilà en fonction. J’avais quinze ans, l’humeur gaie, aimant assez un événement et regardant très légèrement à travers une catastrophe quelconque, pourvu qu’elle amenât un changement à la routine de la Abeille. Je pensais avec curiosité au lendemain. Où ferais-je ma visite à ma belle-mère et aux grandes-duchesses chez qui j’allais tous les jours ? Voilà quel était mon plus grand souci. Il n’y avait qu’une veilleuse dans la chambre.