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autant de tendre sollicitude qu’aux temps rians de la lune de miel, et gémir d’être séparée de lui, alors que des douleurs successives et les coups répétés du malheur lui font souhaiter ardemment une réunion qui leur permettrait de mêler leurs larmes.

Cet avenir de tristesse et de regrets, elle ne le prévoyait pas, à l’aube de sa vie conjugale. Heureuse, elle jouissait de son bonheur. La conviction qu’il durerait en doublait le prix. Son existence est alors celle des jeunes femmes ses égales. Tout lui plaît, tout lui sourit, tout lui est rose. Ses jours se partagent entre l’accomplissement de devoirs qui ne sont encore ni nombreux, ni lourds, ni difficiles, et les obligations mondaines auxquelles elle est tenue. A la cour comme à la ville, elle est de toutes les fêtes, mise en vedette par la fonction de son mari et par celles de sa belle-mère. On la voit au palais d’Hiver quand l’Empereur y réside ; au palais Michel, qu’il préfère parce qu’il s’y croit plus en sûreté ; à Gatchina, à Paulowski, dans les salons de la capitale ; elle se trouve partout où vont les « Impériautés ; » admise dans l’intimité de l’Impératrice, elle est l’amie des grandes-duchesses. Les personnages les plus haut placés la comblent de prévenances ; tout le monde a des attentions pour elle ; la rudesse tartare s’émousse au contact de cette jeune femme frêle, délicate et rieuse dont la jeunesse captive quiconque l’approche et dont les saillies spirituelles allument toujours autour d’elle un rayon de gaieté.

Elle s’abandonne à ce tourbillon moins encore par goût que parce que son mari s’y plaît ou tout au moins parce que, déjà courtisan souple et délié, il l’a persuadée que feindre de s’y plaire est le plus sûr moyen de se maintenir dans les bonnes grâces de l’Empereur. Elle paraît alors s’y livrer tout entière et il en est ainsi jusqu’au jour où le despotisme impérial, qui déjà tant de fois a fait des victimes et autorisé tous les doutes sur l’état des facultés mentales de Paul Ier, soumet la Russie à un régime de compression intolérable et y répand la terreur.

« Le caractère ombrageux de l’Empereur, raconte dans son journal la princesse de Lieven, avait pris dans la dernière année un caractère effrayant. Les apparences les plus puériles prenaient à ses yeux les proportions d’un complot. Il destituait et exilait arbitrairement. La forteresse recevait de nombreuses victimes et il ne fallait quelquefois pour cela que des gilets trop longs ou