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Alexandre et Constantin, à ceux-ci surtout. L’esprit de famille règne à ce foyer. Une affection réciproque en règle toutes les actions. Le père, le comte de Benckendorff, général d’infanterie, a fait un beau chemin dans l’armée sous le règne de Catherine. Il a su gagner, avec l’estime de ses camarades, celle de sa souveraine. Elle lui a été maintenue par le successeur de celle-ci, l’empereur Paul Ier qui, d’ailleurs, a connu au couvent de Smolny la petite Dorothée. « Il venait souvent au couvent où j’ai été élevée, écrira-t-elle plus tard dans son journal[1]. Il s’amusait quelquefois des jeux des petites filles ; il y prenait volontiers part lui-même. Je me souviens d’avoir joué un soir, dans l’année 1798, au colin-maillard avec lui, le dernier roi de Pologne, le prince de Condé et le maréchal Souvaroff. L’Empereur fit mille folies très gaies et toujours convenables. » Quant à l’impératrice Marie Feodorowna[2] elle ne s’est pas contentée de jouer avec la jeune pensionnaire : elle l’a prise en affection, a promis de la marier. Elle lui destine un emploi de dame d’honneur.

Il y avait alors à la cour de Russie une haute dignitaire qui par ses services et l’influence qu’ils lui avaient assurée, était devenue toute-puissante. C’était la baronne de Liéven, gouvernante des enfans impériaux, amie de leur mère, sa compagne inséparable, fixée à demeure au palais. Rien de banal en cette femme, ni l’existence ni le caractère. Veuve à vingt ans d’un major général, qui l’avait laissée sans fortune avec deux fils, elle vivait à Riga, pauvre et obscure, pas assez obscure cependant pour qu’à diverses reprises son nom n’eût pas été prononcé devant la grande Catherine. Ceux par qui il l’était y avaient sans doute ajouté divers traits révélateurs d’une rare trempe d’âme puisqu’en 1783, l’Impératrice s’en souvint lorsqu’elle eut à chercher une éducatrice pour les enfans du grand-duc Paul, son héritier.

  1. La princesse de Liéven a laissé un journal autographe. Elle y raconte sa vie et ne recule pas, m’assure-t-on, devant les confidences personnelles les plus intimes. Mais, aux termes du testament de son fils aîné, le prince Alexandre qui lui survécut, ce précieux document et d’autres provenant de sa succession ne pourront être communiqués ni publiés avant 1936. Il en a été cependant distrait un fragment. Il figure dans un volume que vient de publier à Berlin le savant professeur Theodor Schiemann, sous ce titre : Die Ermordung Pauls und die Thronbesfeigung Nikolaus I. La lecture de ces quelques pages inspirera à tous ceux qui en prendront connaissance le regret que la divulgation des autres échappe encore à l’histoire d’une vie dont nous n’ignorons guère plus les secrets.
  2. Née Augusta de Wurtemberg, seconde femme de Paul, dont elle eut dix enfans.