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vivent dans l’opulence. Après qu’elles ont été ainsi en contact avec les aspects brillans de la vie et se sont frottées à toutes les élégances, elles rentrent le soir dans un intérieur misérable, auprès de parens qui ne sont eux-mêmes que des ouvriers sans délicatesse. N’est-ce pas là un supplice de Tantale ? Ces malheureuses ne sont-elles pas particulièrement à plaindre et ne devons-nous pas avoir pour leurs fautes un surcroît d’indulgence ? Le même raisonnement s’appliquerait aussi bien aux couturières, aux lingères, aux corsetières, aux fleuristes et généralement à tous les employés, hommes et femmes, des commerces de luxe, auxquels il faudrait adjoindre d’ailleurs les institutrices, les gouvernantes, les gens de maison, les employés de banque et beaucoup d’autres. Le contraste dont se plaint M. Brieux subsistera tant qu’on n’aura pas trouvé un moyen pour que celles qui font les chapeaux aient d’aussi beaux revenus que celles qui les portent. Il en sera de même tant qu’il y aura des pauvres obligés de travailler pour les riches, c’est-à-dire apparemment tant qu’il y aura une société. C’est contre l’inégalité des conditions que M. Brieux part en guerre : et c’est justement ce qui s’appelle pourfendre des moulins à vent.

Le grand ennemi de M. Brieux, c’est le bourgeois, c’est le patron. Petite Amie pourrait porter en sous-titre : ou les crimes des patrons. Un personnage résume en lui toutes les laideurs et toutes les vilenies de l’âme bourgeoise : c’est M. Logerais. Cet affreux boutiquier ne dit pas un mot et ne fait pas un geste qui ne traduise l’irrémédiable bassesse de ses sentimens. L’auteur l’a peint d’après le procédé de la « comédie rosse : » c’est-à-dire que le personnage nous fait lui-même les honneurs de sa vilaine âme, étale ce qu’il aurait intérêt à cacher, dit tout haut ce que d’habitude on s’avoue à peine à soi-même, et se vante de tout ce qui le rend plus méprisable. On devine derrière lui l’auteur qui le fait parler, lui souffle les répliques et se réjouit que chacune concoure si exactement à son dessein. Avec sa tête grave de vieillard portant beau, son air respectable, et son ton d’autorité, ce Logerais représente l’honnête homme suivant la conception qu’on se fait de l’honnêteté dans toute une catégorie sociale. Il a un idéal, une philosophie de la vie. C’est d’abord qu’on est ici-bas pour faire fortune, bien entendu. Mais c’est ensuite qu’un homme doit vivre toute sa vie. Et il faut voir ce que devient cette théorie de l’énergie et de la virtù en passant par cette cervelle de marchand de modes. M. Logerais a appliqué son propre programme ; donc il a commencé par mener la vie de jeune homme, il a fait la petite fête, et c’est seulement après en avoir épuisé toutes les jouissances qu’il a songé au mariage. Une fois marié, il a combiné