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Moncel l’emmène en Europe, la confie à des religieuses qui peu à peu l’initient à la culture chrétienne. La fille sauvage devient une femme des plus distinguées. Plus tard, elle retourne dans la peuplade où elle a été capturée, pour y être l’épouse unique du roi et entreprendre de civiliser le pays. D’ailleurs elle a perdu la foi, et quand elle apprend la mort de Paul Moncel, elle se sent peu à peu reprise par la grossièreté de ses premiers instincts. — Il est clair que cette combinaison d’événemens est tout à fait extraordinaire, et qu’au prix de cette intrigue, celle de l’Invitée ou de l’Amour brode sont des merveilles de vraisemblance et de simplicité.

On lui reprochait de mettre dans ses pièces un peu trop de philosophie. Donc il s’est empressé, dans la Nouvelle Idole, de traiter la question même des droits de la science, dans le Repas du lion celle des rapports du capital et du travail. Maintenant il nous conte l’histoire tout entière de l’idée religieuse à travers l’humanité. Les instincts brutaux de notre nature ne cèdent qu’à l’influence de l’idéal religieux ; mais à mesure qu’elle acquiert plus de lumières, l’humanité devient incapable d’adhérer au Credo qui avait longtemps contenté son âme naïve. Elle revient alors à ses instincts primitifs… Tel est le sens du symbole compliqué que nous offre la Fille sauvage, à moins toutefois que nous ne l’ayons mal interprété, mésaventure à laquelle il faut toujours s’attendre en ces sortes d’affaires. Au temps de ses premières œuvres, M. François de Curel repoussait les complimens de ceux qui le félicitaient de son ibsénisme : il réclamait le droit de ne procéder que de lui-même et de rester dans la tradition française ; il avait grandement raison. Cette fois il serait mal venu à contester l’influence que le théâtre d’Ibsen a pu exercer sur son esprit : elle éclate d’une façon trop évidente dans tel passage où il est question d’une petite fille et d’un petit coucou. Cet exemple suffirait à prouver combien peut être dangereuse l’imitation des œuvres étrangères. La Fille sauvage est une féerie à prétentions philosophiques. Sans doute M. François de Curel peut, si cela l’amuse, exposer sous la forme dialoguée ses idées générales, comme le faisait Renan dans le Prêtre de Némi et dans l’Abbesse de Jouarre. Mais puisqu’il fait représenter ses ouvrages sur un théâtre, nous sommes bien obligés de les juger comme pièces de théâtre, de constater à la fois la bizarrerie de la fable et l’insupportable monotonie des dissertations, et de déplorer qu’un écrivain d’une telle valeur perde son temps et sa peine et gâche son talent dans de si laborieuses inventions, au lieu de nous donner tout simplement de belles comédies.