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Le rendez-vous des navires et des hommes de guerre avait été tout d’abord fixé à l’embouchure de la Dives, près de Cabourg ; et c’est de là en effet qu’elle appareilla pour se rendre en Angleterre ; mais, les vents d’Ouest l’ayant empochée de gagner la haute mer et poussée contre les falaises de la côte normande, elle fut obligée de chercher un refuge à l’entrée de la Somme, y jeta l’ancre, et, battue par la houle du large, dut attendre le retour du beau temps, pendant que les troupes, campées un peu partout sur les rives basses de la baie, étaient trempées par des pluies diluviennes. Toutes les chroniques du temps nous ont donné les détails de cette étonnante expédition[1]. L’été touchait à sa fin, et on se disposait au départ, lorsqu’une violente tempête détruisit en un jour plusieurs vaisseaux. Tout semblait perdu. Le découragement était général, la détresse profonde, les défections nombreuses. L’opiniâtreté de Guillaume surmonta tous les obstacles. Le 26 septembre 1066, il fit mettre sur pied toute son armée de mécontens, ordonna des prières générales ; et, soit qu’il fût poussé par une foi sincère, soit qu’il voulût donner une diversion aux esprits faibles et abattus, il alla lui-même chercher processionnellement la châsse de saint Valéry, qu’il fit promener dans tout le camp, auquel il avait eu la précaution de faire distribuer à profusion des vivres épicés, et surtout du vin et des liqueurs fortes. La nuit suivante, comme si le ciel eût voulu faire un miracle, les vents changèrent tout à coup. Le temps devint calme et serein. Au point du jour, le soleil, caché depuis plusieurs semaines, brillait dans tout son éclat. Ce fut un délire d’enthousiasme. Les 400 navires à grande mâture qui portaient près de 60 000 combattans et près d’un millier de bateaux de transport qui les accompagnaient, chargés de tout le matériel et de tous les auxiliaires de l’expédition, levèrent immédiatement l’ancre ; et, quelques jours après, la bataille d’Hastings livrait la moitié de l’Angleterre au duc de Normandie. Depuis près de trois siècles, la charrue sillonne cette partie basse de l’ancienne rade, et aujourd’hui les moutons paissent tranquillement de l’herbe salée à la place même où mouillait la flotte du Conquérant.

  1. Cf. Augustin Thierry, Histoire de In conquête de l’Angleterre par les Normands. t. I, I. III et Chronique de Normandie, Recueil des Historiens de France. t. III.