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Ainsi s’exprimait Comte en 4840, dans la « Dédicace » de son Système de politique positive « à la Mémoire de Clotilde de Vaux, » et de là, comme il déduit, ou comme il induit, — c’est la même chose, — la « prépondérance continue du cœur sur l’esprit, » Littré, le plus infidèle, mais non pas le plus intelligent, ni le plus indulgent des disciples, en conclut que les années, la maladie, et l’amour avaient lamentablement affaibli le vigoureux esprit du maître. Le même Littré abuse également de ce que Comte, un peu plus loin, dans la même « Dédicace, » a écrit « que, depuis le moyen âge, le règne exceptionnel de l’esprit avait souvent altéré l’essor moral ; » et, tout exprès pour le réfuter, il fait cette belle découverte que « ni la famille, ni les liens du sang, ni le rôle et la dignité des femmes, ni le souci de la patrie, ni la charité envers les hommes, ni l’amour de l’humanité[1] » ne furent des vertus connues du moyen âge. Et, comment donc, ni Jeanne d’Arc n’a eu « le souci de la patrie, » ni saint Louis celui de « la charité envers les hommes ? » et nous, pour les éprouver, nous avons sans doute attendu que Danton eût institué le tribunal révolutionnaire. C’est aussi Mme Roland qui a eu le sentiment du « rôle et de la dignité de la femme, » et Marat qui a connu « l’amour de l’humanité ! » Mais, au lieu de fausser l’histoire, Littré eût mieux fait de lire plus attentivement son « maître » et de répondre aux argumens ou aux raisons par lesquelles Auguste Comte a justifié son dogme, — et que voici.

« Les superbes aspirations de l’intelligence à la domination universelle… n’ont jamais pu comporter aucune réalisation, et n’étaient susceptibles que d’une efficacité insurrectionnelle contre un régime devenu rétrograde. » Il n’y a rien de plus évident ; ce n’est pas l’intelligence qui gouverne le monde ; et les « intellectuels » peuvent bien, s’ils le veulent, s’en plaindre, les philologues et les chimistes, mais leurs plaintes ne prévaudront pas contre le « fait ; » et conformément à la méthode positiviste, avant de réagir contre le fait, il faudrait chercher l’explication ou la raison du fait même. Comte nous la donne. « C’est que l’esprit n’est pas destiné à régner, mais à servir, et, quand il croit dominer, il rentre au service de la personnalité, au lieu de seconder la sociabilité. » Voilà encore un « fait. » En fait, la domination de l’intelligence aboutit toujours à la théorie du « Surhomme. »

  1. Auguste Comte et la Philosophie positive, 2e édition, p. 555.