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copie de la nature. Mais il est « composé : » il a des parties dans l’ombre et d’autres en pleine lumière, des personnages de fond et des personnages de premier plan.

Or cela est proprement un travail d’artiste et de littérateur. L’Odyssée ne peut être que le travail conscient d’un homme de métier, « l’écriture » d’un poète, le chef-d’œuvre d’un ouvrier de génie, et, pour tout dire, le modèle d’un genre littéraire. Il fut un temps où le Retour était un genre littéraire : avant le poète homérique, bien des conteurs ou des poètes, sans doute, en Égypte, en Chaldée, en Phénicie ou en Grèce, s’exercèrent à ce genre et peu à peu lui donnèrent des règles et le perfectionnèrent. Durant des siècles, peut-être, on fit des Retours (comme aux XVIIe et XVIIIe siècles, chez nous, on fera des tragédies) (jusqu’au jour où le poète grec découragea toute émulation par son chef-d’œuvre de l’Odyssée : les Hellènes savaient que le Retour d’Ulysse n’était qu’un des Retours de leur littérature primitive et ils conservaient encore d’autres Retours, — Nostoi, disaient-ils, — que nous n’avons plus. Est-ce à dire que, remise en pareille série, l’Odyssée ait quelque chose à perdre de notre admiration ou de l’estime des littérateurs ? Tout au contraire : il n’est jamais inutile de bien comprendre pour mieux admirer. Expliquée à la façon des Plus Homériques, l’Odyssée prend une couleur et un relief qui permettent, avec de bonnes raisons, d’admirer cette poésie des premiers Hellènes, qui permettent surtout d’y reconnaître le travail conscient d’un ou de plusieurs grands poètes, et non plus l’informe sécrétion ou les balbutiemens de la foule anonyme : « Plus on envisagera le monde et le passé tels qu’ils sont, en dehors des conventions et des idées préconçues, — disait un jour Renan, — et plus on y trouvera de véritable beauté. C’est en ce sens que l’on peut dire que la science est la première condition de l’admiration sérieuse. Jérusalem est sortie plus brillante et plus belle, du travail en apparence destructeur de la science moderne. Les pieux récits, dont on berça notre enfance, sont devenus, grâce à une saine interprétation, de hautes vérités et c’est à nous autres critiques qu’il appartient vraiment de dire : Stantes erant pedes nostri in atriis tuis, Jerusalem ! »

Quand j’aurai terminé ces études odysséennes, je suis bien sûr que les critiques, prenant ces matériaux et montrant comment furent construits ces premiers monumens littéraires de la Grèce, y découvriront plus d’art encore et plus de réelles