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phéacien ? Les philologues répondent : « J’admettrais volontiers que des marins d’Ionie, étant allés à Gorfou, ont pu rapporter chez eux le souvenir d’une île lointaine, très riante, très fertile, peuplée d’excellens marins, et que ces contes de matelots, transformés par l’imagination populaire, ont pu devenir une légende merveilleuse. » Légendes merveilleuses, contes populaires, imagination, fantaisie, il y en a dans l’Odyssée, mais beaucoup moins qu’on ne suppose. L’Odyssée, je le répète, est une œuvre d’art grecque. Or, en une œuvre grecque, quelle qu’elle soit, faire la part prépondérante à l’imagination et à la fantaisie ; voir en une œuvre grecque autre chose que la fidèle peinture, la copie d’un modèle déterminé ; mettre sur le même pied la raison hellénique et la fantaisie arabe, les voyages d’Ulysse et les voyages de Sinbad : c’est méconnaître de parti pris les caractères fondamentaux de l’hellénisme. Voyez comment les Grecs eux-mêmes jugent l’œuvre d’Homère : « Tous ses mythes, nous dit Strabon, ne sont que de véridiques histoires à peine embellies, car un défilé de vains miracles sans réalité ni vérité n’est pas homérique. » Quelle valeur prennent tous ces mots de Strabon après notre étude de la Phéacie ! Sans la carte marine et sans les Instructions, il était impossible de discerner sous la légère broderie poétique la trame réelle de toute cette histoire : on ne voyait que le conte parce que l’on ignorait la réalité. Mais vous prenez les cartes et descriptions de nos marins et, sous la broderie, apparaît un tissu compact, serré, de faits géographiques rigoureusement exacts et minutieusement notés. Quand vous avez, par le détail, vu comment chaque épithète du poème correspond à une particularité du site, comment chaque vue de côtes et de montagnes, chaque disposition de promontoires ou de ports, et les distances réciproques des fleuves et des villes, et les alentours des sources et fontaines, bref toutes les particularités de la moindre description sont conformes à la réalité tangible, à la vérité scientifique et expérimentale ; il ne vous est plus possible de penser encore à des souvenirs de matelots. Vous ne pouvez plus songer ici encore qu’à un journal de navigateur, à un périple. En mettant bout à bout les descriptions odysséennes de la Phéacie, vous reconstitueriez une page de nos Instructions nautiques. Et cette page, la voici dans ses grandes lignes :

L’île des Phéaciens est élevée ; ses montagnes boisées apparaissent de loin ; elle présente à la mer sauvage une côte abrupte avec des falaises