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REVUE DES DEUX MONDES.

Les moines de Palaio-Castrizza reçoivent les étrangers sur une terrasse couverte qui domine la Mer Sauvage et que le gémissement des Ilots remplit. Nous sommes restés là pendant les heures les plus chaudes du jour. Le temps était beau, le ciel sans un nuage ; une petite brise de mer souillait par intervalles ; mais tout autre vent était tombé. Et pourtant, au pied du Saint-Ange, sur les dents des écueils, sur les pointes des promontoires, jusqu’à mi-côte des falaises, le flot venait en hurlant jeter ses panaches d’écume, puis se retirait au loin et découvrait les roches acérées. Le Saint-Ange, à pic, domine de sa muraille cette lutte brutale. C’est au pied de cette muraille lisse, λισσὴ δ’ ἀναδέδρομε πέτρη, devant cette mer sans fond, ἀγχιϐάθης δὲ θάλασσα, au-dessus de ces récifs aigus et de ces flots toujours grondans, πάγοι ὀξέες ἀμφὶ δὲ ϰῦμα βέϐρυχεν ῥόθιον, que nous avons relu la tempête et le naufrage d’Ulysse, et jusqu’au soir, nous avons gardé dans les oreilles le bruissement incessant de cette mer soulevée…

La chaleur s’apaise. Nous redescendons du monastère vers la plainette de l’isthme. Auprès de la ville d’Alkinoos, il nous reste à découvrir les trois étapes, qui jalonnent la route d’Ulysse et de Nausikaa :

1° L’embouchure du fleuve ;

2° Le bois sacré d’Athèna ;

3° La fontaine du faubourg.

La fontaine doit être toute proche de la ville. Car Ulysse allait pénétrer dans la ville agréable et se mêler au peuple des Phéaciens, quand Athèna, craignant pour lui les questions et les injures de la foule, se présente sous la forme d’une jeune fille portant sa cruche… Dans la plaine de l’isthme, les paysans ont plusieurs puits saumâtres pour arroser leurs olivettes ou leurs champs de légumes. Dans les vallons rocheux du Saint-Ange, suintent aussi quelques filets d’eau. Mais, dans le voisinage immédiat de la ville ancienne, il n’est qu’une source abondante, constante et pure. C’est au bord de la mer, dans la crique occidentale de Port Alipa, juste au point où l’isthme de sable vient se souder aux dernières roches de l’Arakli. À cette corne de l’isthme, en face de la presqu’île qui jadis portait la ville d’Alkinoos, en face du cap rocheux qui porte aujourd’hui les ruines de Saint-Nicolas, du pied de la roche taillée à pic, sortent au ras même de la plage deux ou trois belles bouches d’eau courante (Puits, sur la carte). Les marins et les moines y trouvent en abondance de l’eau fraîche, même aux jours les plus chauds de l’été. Les matelots d’un caïque, mouillé sous le cap, viennent justement d’y remplir leurs tonneaux. Le site est de tous points conforme à la description odysséenne. Voilà bien la fontaine où les filles des Phéaciens venaient remplir leurs cruches. Elle était toute proche de la ville qui dressait sur la montagne insulaire, de l’autre côté de la crique, sa ligne de remparts. L’agora, le Poseidion et le champ de courses, couvrant dans l’intervalle la plainette de l’isthme, ne masquaient pas la vue. Ulysse s’arrête un instant auprès de cette fontaine pour admirer les deux ports, l’agora et la longue muraille élevée, faite de pieux, une merveille.

Cette première fontaine retrouvée nous montre qu’Ulysse est bien venu par le fond de Port Alipa. C’est de ce côté qu’il faut donc chercher aussi le bois sacré d’Athèna. « Au bord du chemin, il est un bois brillant de peupliers avec une source et tout autour une prairie : là, mon père a un enclos