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LES ORIGINES DE L’ODYSSÉE.

ville moderne, s’étend la plage de marais qui va jusqu’au pied de la haute et longue chaîne du Pantokrator. Sur une quinzaine de kilomètres, la rive basse et marécageuse n’est interrompue de loin en loin que par des îlots rocheux qui flottent encore dans la boue. Une plaine et une route plate bordent le rivage et viennent brusquement finir au pied du Pantokrator. Au bord des prairies mouillées, un fleuve paresseux amène, entre deux rives de hautes herbes, ses ondes chargées de boue. Schliemann y reconnut le fleuve de Nausikaa et retrouva même les deux pierres du lavoir. Mais où sont les cascades et les tourbillons, les rochers et les vallons clos, et la forêt toute proche, et l’anse abritée du vent ?… Dans la bourbe de ces eaux, le linge de Nausikaa eût pris d’étranges couleurs.

Puis la chaîne du Pantokrator surgit brusquement. En travers de l’île, de la côte du détroit à la côte de la grande mer, elle dresse sa muraille allongée. Sa façade méridionale est abrupte : elle limite l’horizon de son écran sans contreforts ; quelques villages sont accrochés à sa paroi, et de vieux oliviers se cramponnent à ses roches. Sa façade septentrionale est au contraire une longue pente, un tumulte de rochers énormes et de schistes croulans, de vallées et de plateaux, que les arbres de toute essence recouvrent et que les rivières entaillent en sinueux couloirs. De l’Est à l’Ouest, en travers de Pile, sur le détroit et sur la grande mer, la chaîne du Pantokrator présente le même contraste. Vers l’Est, sur le détroit, sa muraille s’élève lentement comme la pente d’un fronton, coupée d’aspérités et de crevasses, de rocs pointus et de couloirs pluviaux ; mais c’est une pente oblique, régulière, que recouvrent des broussailles ou des cailloux : ce qu’aperçoivent de lui les navigateurs du détroit, ce ne sont donc ni des falaises abruptes, ni des roches accores, mais une cascade de croupes rondes, à peine entaillées au ras de l’eau d’un petit escalier rocheux et festonnées de criques caillouteuses, de sables et de graviers.

Vers l’Ouest, au contraire, pour les navigateurs de la grande mer, le fronton du Pantokrator écorné plonge à pic dans la Mer Sauvage : les indigènes disent Agriopélagos, la Mer Sauvage C’est bien le terme convenable pour désigner cette mer occidentale de « Corfou. La côte surgit en hautes falaises escarpées et porte les ruines du château Saint-Ange. À 330 mètres d’altitude, au-dessus du village de Krouni, les tours ruinées dominent