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connaît aussi l’Odyssée. Les héros homériques pour leurs courses et croisières ne se servent guère que de croiseurs. Aussi, dans l’épopée, les deux mois vaisseau-rapide deviennent presque inséparables pour désigner le vaisseau homérique ; ils arrivent à ne faire qu’un mot composé auquel le poète ajoute les mêmes épithètes qu’à vaisseau tout seul : le poète nous parle des « vaisseaux noirs » et des « vaisseaux-rapides noirs, » des « vaisseaux agiles » et des vaisseaux-rapides agiles : » et voilà qui va nous expliquer le second nom, le nom homérique, de Corfou, Schérie. Car Schérie n’est qu’une épithète de Kerkyra.

Dans la mer Adriatique, les Anciens connaissent une autre Kerkyre ou Korkyre, qu’ils appellent la Noire, Korkyra Melaina : c’est donc le Vaisseau Noir, le Croiseur Noir, ou, comme dit l’Odyssée en parlant de ses navires, naus thoè melaina, vaisseau-rapide noir, car cette épithète de la Korkyre dalmate est celle-là même que le plus souvent le poète odysséen donne aux croiseurs de ses héros :

οὕνεϰα δεῦρ’ ἱϰόμεσθα θοῇ σὺν ηνὶ μελαἰνῃ…

Et le croiseur phéacien, que Poséidon pétrifie, est un croiseur noir. La roche corfiote, qui représente ce vaisseau, pourrait donc, elle aussi, être une roche du Croiseur Noir, une Kerkyra Noire. Et elle le fut en réalité. Étudiez, en effet, le nom complet de la Korkyra Melaina dalmate : ce nom composé est fait d’une épithète grecque, melaina, accolée à un substantif sémitique kerkyra. Si l’on veut retrouver l’original sémitique dont cette épithète grecque est la traduction, il faut recourir à la racine sémitique s. kh. r., être noir, et à une forme adjective skherea, qui en serait tirée. Kerkura Skherea, tel était, dans la langue des premiers navigateurs, le nom complet de ces Roches ou Iles du Croiseur Noir. Pour la station dalmate, les Hellènes, qui vinrent ensuite, traduisirent le second terme et transcrivirent le premier : ils eurent Kerkyra Melaina. Pour la station corfiote, ils avaient transcrit les deux termes : l’usage commun ne garda parmi eux que le premier, Kerkyra ou Korkyra, alors que la poésie odysséenne n’avait conservé et popularisé que le second, Skheria. Mais, de part et d’autre, pour comprendre cette onomastique, il faut remonter jusqu’à l’original sémitique, qui seul peut nous expliquer tout à la fois Korkyra et Skheria.