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Korkyre, dit Pline, on voit la Roche du Bateau, ainsi nommée à cause de sa forme qui fit reconnaître en cet îlot le vaisseau pétrifié d’Ulysse. » La description odysséenne du bateau pétrifié trouverait ici, en effet, son exacte application. On se souvient de l’épisode. Quand les Phéaciens ont déposé Ulysse sur la plage d’Ithaque, leur croiseur (je traduis ainsi les mots odysséens naus-thoè, vaisseau-rapide : « galère-subtile, » diraient les gens du XVIIIe siècle) revient en Phéacie. Et déjà il approche du port d’Alkinoos. Il vogue à pleines voiles. Il n’est pas encore en rade ; mais il monte de la grande mer nébuleuse. Les Phéaciens l’aperçoivent. Il n’a pas encore fait la manœuvre habituelle aux bateaux homériques, qui, pour venir dans l’intérieur du mouillage, démâtent ou carguent la voile et gagnent à la rame leur remise sur la plage de débarquement. Le croiseur est encore maté ; il est encore sous voiles… Soudain Poséidon en fait une pierre qu’il enracine parmi les flots.

Et voilà bien notre Roche du Bateau avec sa mâture, sa voile triangulaire et son canot à la remorque. C’est bien, proche de terre, une roche semblable à un croiseur en marche, à un bateau tout entier, arrêté en pleine course.

Il faut noter soigneusement les moindres détails de ce texte. Car, sur l’autre face de Corfou, dans le détroit de la Serpe, nos Instructions connaissent une autre roche qu’elles appellent la Barque ou la Barquette : « Un petit rocher, nommé Barchetta, la Petite Barque, émergeant de quelques pieds seulement et accore, gît dans l’est de Tignoso : il faut se tenir à mi-distance entre la côte et ce rocher Barchetta, qui n’est pas plus grand qu’une embarcation, la quille en l’air. » On voit la différence entre cette barque naufragée, retournée, à peine visible au ras de l’eau, émergeant de quelques pieds seulement, et notre bateau maté, garni de toile, haut de 30 mètres, voguant à travers les chenaux de roches. Il semble donc bien que nous ayons ici la Roche odysséenne du Croiseur. Les légendes populaires n’ont jamais oublié l’origine miraculeuse de cette pierre. Pour les Grecs modernes, c’est le successeur de Poséidon dans l’empire de la mer, saint Nicolas, qui, voulant punir les irrévérences d’un capitaine et d’un équipage mécréans, pétrifia leur vaisseau. D’autres racontent une plus belle histoire : « Il y avait jadis sur le promontoire corfiote d’Aphiona une grande ville nommée Pamphlagona. Elle avait reçu ce nom de la reine Pamphlagona,