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toute discussion avec eux. » L’agnostique doit « se garder même de la moindre allusion qui puisse ébranler leur foi ; » il doit « faire son possible pour détourner toute question » dont la discussion risquerait de toucher à leur espérance. « Et ainsi, d’une façon générale, l’humanité nous ordonne de nous taire en présence de ceux qui, souffrant des maux de la vie, trouvent quelque réconfort dans leur religion. »

Voilà, certes, de sages paroles ; et leur autorité se trouve encore renforcée par la lecture du chapitre qui suit, Questions suprêmes. Dans ce chapitre, — le dernier du livre, — M. Spencer nous rappelle éloquemment l’impossibilité, pour l’esprit humain, de connaître ni de comprendre la nature des choses. « Si au delà de la portée de notre intelligence que soient les mystères des objets sensibles, le mystère de l’espace, par exemple, est encore plus au delà de cette portée... Quand bien même nous arriverions à pénétrer les mystères de l’existence, il y aurait devant nous d’autres mystères encore, plus transcendans, plus impénétrables. » Et ce ne sont point là des mystères dont nous puissions nous désintéresser. M. Spencer, tout en les proclamant à jamais impénétrables, avoue que, dans sa pensée et dans celle des agnostiques qu’il connaît, ces « énigmes de la vie » tiennent plus de place que n’en tiennent les conceptions correspondantes dans la pensée du commun des hommes. Il ajoute même que, depuis quelques années, « l’idée de l’espace infini et éternel produit chez lui un sentiment dont il frissonne, » un véritable sentiment de frayeur sacrée. Sur quoi l’on songe que, frayeur pour frayeur, la perspective de l’enfer n’est peut-être pas sensiblement plus attristante que cette ignorance inquiète et épouvantée, qui est l’unique chose que les agnostiques soient aujourd’hui en état de lui substituer. Et l’on se dit que, décidément, M. Spencer a bien raison lorsqu’il recommande aux agnostiques « le silence, » comme l’attitude la plus prudente à la fois et la plus charitable, dans leurs rapports avec les croyans.


T. DE WYZEWA.