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matière, etc. De plus une théorie sur la faculté unique qui distingue l’homme des animaux (l’abstraction) et est la cause de la religion, de la société, de l’art et du langage ; et enfin là dedans les principes d’une philosophie de l’histoire. — J’ai même envie, si tes oreilles sont patientes, de te dire le plan d’une grande bâtisse scientifique[1], dont tout ceci est le commencement, et qui m’occupera pendant les cinq ou six années qui vont venir. Depuis que ma thèse est envoyée, j’ai lu presque tous les écrits de Hegel sur la philosophie de l’homme. — Es-tu rassuré ? Et ceci ressemble-t-il à du découragement[2] ? La machine est montée, mon cher, et elle creusera jusqu’à la fin ; advienne que pourra.

Mes ennuis viennent d’ailleurs. Le métier, la province, les tracasseries, la stupidité des élèves, etc., d’abord. La consolation, c’est que cela ne me prend que deux heures par jour. — Ajoute la certitude d’être et de rester petit valet aux ordres des muphtis universitaires.


Qui n’a pas dans la vie
Un petit, grain d’ambition ?


Ce petit grain, on l’écrase, il germe toujours et il faut beaucoup de philosophie pour s’accoutumer à la pensée de passer sa vie à Poitiers ou Draguignan, parmi les contrariétés et dans la solitude.

D’avenir universitaire, point ; je ne sais qu’un moyen d’en avoir : de trouver une madone qui me fasse un signe de tête, et de faire communion publique. Malheureusement, la madone ne s’est pas encore rencontrée. — D’avenir mondain, pas davantage. On lira ton beau style ; mais qui s’occupe de philosophie ? Et, parmi ceux qui y jettent les yeux, combien y en a-t-il qui n’en fassent pas une arme politique ? Je trouverai en France six rats de cave comme moi et quatre curieux comme toi qui voudront me lire, et, si j’écris, c’est pour le plaisir de voir mes idées proprement enfilées les unes au bout des autres, et de faire la roue intérieurement avec mon nouveau collier. — Il faut supprimer

  1. La Théorie de l’Intelligence.
  2. Gréard, ibid., p. 197 :…Je ne te parlerais pas tant de toi-même, si je n’avais eu vaguement de mauvaises nouvelles sur l’état de ton esprit. Cet esprit-là est à nous tous et il faut le garder, brillant et tranchant, comme notre meilleure épée.