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ennemi de la nature et de la vie, qui défendrait de boire et de manger, d’avoir des enfans, d’aimer, de se réjouir, de vivre. Et il est alors facile d’anathématiser la morale comme négation de la vie. Mais lui-même, dans la même page, il a reconnu que tout commandement de la vie et de l’instinct vital est rempli par un canon déterminé d'ordres et de défenses ; or, ces ordres et ces défenses sont une morale, celle de la vie ; il y a donc toujours une morale ! Il faut toujours déterminer le summum de la vie, c’est-à-dire, au fond, « l’optimum » de l’existence et du vouloir. Nous voilà revenus aux éternels problèmes moraux, que Nietzsche se flattait tout à l’heure d’avoir pour jamais anéantis.

De contradiction en contradiction, notre philosophe poursuit son chemin. Tantôt, en vue de la vie phàne et débordante, il veut que nous lâchions la bride à tous nos instincts, à toute la nature tropicale qui demande expansion ; tantôt il veut que nous refrénions nos instincts. « Ces instincts, dit-il en effet (conformément à la plus antique sagesse) se contredisent, se gênent et se détruisent réciproquement. La raison de l’éducation exigerait que, sous une contrainte de fer, un de ces systèmes d’instincts au moins fût paralysé, pour permettre à un autre de manifester sa force, de devenir vigoureux, de devenir maître. Le contraire a lieu, la prétention à l’indépendance, au développement libre, au laisser aller, est soulevée avec le plus de chaleur précisément par ceux pour qui aucune bride ne serait assez sévère. » Ainsi parle Nietzsche dans le paragraphe du Crépuscule des idoles qu’il intitule, par ironie à l’égard d’un couplet de la Marseillaise : Liberté, liberté pas chérie ! Cet autoritaire ne veut la liberté que pour lui-même et ses pareils, non pour les autres ; liberté aux maîtres, esclavage aux esclaves. Ascétique pour le peuple, il est ennemi de toute entrave pour les aristocrates. Quel est donc le sceau que les maîtres portent au front, et comment empêcheront-ils les esclaves d’essayer, eux aussi, de se faire maîtres à leur tour ?

Au socialisme et à l’anarchisme, Nietzsche oppose la sélection aristocratique des plus forts, qui finira par en faire les plus intelligens. Avec Flaubert, avec Renan, avec presque tous les romantiques, il admet qu’un peuple n’est qu’un détour pris par la nature pour produire une douzaine de grands hommes, y compris lui-même ; et il pose en principe que : « L’humanité doit toujours travailler à mettre au monde des individus de génie ; c’est là sa