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pourquoi il vaut la peine de vivre sur terre, par exemple, « la vertu, l’art, la musique, la danse, la raison, l’esprit, quelque chose qui transfigure, quelque chose de raffiné, de bon et de divin. » La vertu ! dit Nietzsche, cette vertu qu’ailleurs il a représentée comme une négation insensée de la nature ! Il y voit maintenant la vraie nature ou, tout au moins, la meilleure nature. « Considérez toute morale sous cet aspect, c’est la nature en elle qui enseigne à haïr le laisser aller, la trop grande liberté, et qui implante le besoin d’horizons bornés et de tâches à la portée, qui enseigne le rétrécissement des perspectives, donc, en un certain sens, la bêtise, comme condition de vie et de croissance. » La bêtise, est-ce bien sûr ? Nietzsche va encore lui-même rétorquer cette boutade. « Tu dois obéir à n’importe qui, et longtemps ; autrement, tu iras à ta ruine, et tu perdras le dernier respect de toi-même ; — cela me semble être l’impératif moral de la nature, qui n’est ni catégorique, contrairement aux exigences du vieux Kant (de là cet « autrement »), ni adressé à l’individui (qu’importe l’individu à la nature ?) mais adressé à des peuples, des races, des époques, des castes, — avant tout à l’animal homme tout entier, à l’humanité. » Voilà la morale vengée des injures de Nietzsche par Nietzsche lui-même ; tout à l’heure elle était contraire à la vie et à la nature ; maintenant, elle est, non une « bêtise, » mais une sagesse selon la nature et essentielle à la vie ; car vivre, Zarathoustra nous la dit, « c’est obéir et commander, » obéir d’abord pour pouvoir ensuite commander, non pas seulement aux autres, mais à soi-même.

Nietzsche finit par dire : « Tout naturalisme dans la morale, c’est-à-dire toute saine morale est dominée par l’instinct de vie ; or, un commandement de la vie quelconque est rempli par un canon déterminé d'ordres et de défenses ; une entrave ou une inimitié quelconque sur le domaine vital est ainsi écartée. La morale anti-naturelle, c’est-à-dire toute morale qui jusqu’à présent a été enseignée, vénérée et prêchée, se dirige, au contraire, précisément contre les instincts vitaux ; elle est une condamnation tantôt secrète, tantôt bruyante et effrontée, de ces mêmes instincts… Le saint qui plaît à Dieu, c’est le castrat idéal. La vie prend fin là où commence le royaume de Dieu[1]. » Nietzsche confond ainsi sophistiquement toute morale avec un ascétisme

  1. Crépuscule des idoles : la morale en tant que manifestation contre la nature.