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et Calliclès, l’aristocratique Nietzsche leur dit : — Mes amis, c’est plus que jamais le moment d’obéir ; il y aura toujours des esclaves et il y aura toujours des maîtres, voilà la vraie loi de nature ; si vous ne pouvez pas (ce que je crains) faire partie des maîtres qui commandent, résignez-vous donc à faire partie des esclaves qui obéissent.

On a justement donné le nom d’anarchie passive au système de Tolstoï : non-résistance au mal ; le système de Nietzsche est l’anarchie active aboutissant au despotisme des « maîtres » et à l’asservissement des « esclaves. » Les anarchistes, « qui se prétendent libres penseurs » dit Nietzsche avec ironie, veulent rejeter la « soumission à des lois arbitraires ; » ils ne voient pas que, pour n’être nullement morales, les lois et la contrainte n’en sont pas moins tout l’opposé d’arbitraires. « C’est, au contraire, un fait singulier que tout ce qu’il y a ou tout ce qu’il y avait sur terre de liberté, de finesse, de hardiesse, de légèreté, de sûreté magistrale, que ce soit dans la pensée, dans la façon de gouverner, dans la manière de dire ou de persuader, dans les arts comme dans les mœurs, ne s’est développé que grâce à la tyrannie de ces lois arbitraires ; et sérieusement, il est très probable que c’est précisément cela qui est nature et naturel, — et nullement ce laisser aller ! »

Nietzsche avait dit plus haut le contraire dans ses déclamations contre le christianisme, mais n’importe. En artiste qu’il est, il prend un exemple dans l’art ; il examine comment on y arrive au naturel. Tout artiste, dit-il, sait que son naturel ou, si vous voulez, son état naturel se trouve bien loin du sentiment de laisser aller, de négligence et, pourrait-on dire, d’anarchie intellectuelle, « ce naturel qui consiste à ordonner, à placer, à disposer, à former librement, dans les momens d'inspiration ; et c’est alors qu’il obéit sévèrement et avec finesse à des lois multiples, qui se refusent à toute réduction en formule par des notions, à cause de leur dureté et de leur précision mêmes (à côté d’elles, les notions les plus solides ont quelque chose de flottant, de multiple et d’équivoque). » Nous voilà bien loin de l’anarchie ! Mais aussi, par cette idée de règles fondées sur la nature, de lois excluant l’arbitraire, ne revenons-nous pas à la morale ? « Le principal au ciel et sur la terre, conclut Nietzsche comme un vulgaire moraliste, c’est d’obéir longtemps, et dans une même direction ; il en résulte toujours à la longue quelque chose