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Je travaille néanmoins à une chose qui dans quelques années pourra former un ouvrage[1]. C’est là ma vie, mon refuge, et peut-être mon avenir. — Je n’ai guère de chances favorables dans le grand chemin officiel ; on y va d’un pas de tortue, et les grands avancemens ne s’achètent guère que par de grandes lâchetés ou une servilité naturelle. Le gouvernement déclare lui-même qu’il regardera moins le talent que les garanties morales ; c’est pourquoi il a supprimé le concours ; le concours qui subsiste n’est plus celui du mérite, nais de l’obéissance. Je ne veux pas de celui-là, et tu n’en veux pas pour moi. Reste un livre ; et, la politique étant défendue, reste la science. Or, je me trouve une quantité d’idées, j’aperçois un champ inculte, j’ai de bons bras, je le défriche ; j’espère commencer par des choses assez pratiques pour pouvoir être lu. Voilà l’avenir. Jetons-y les yeux, quand quelque contrariété m’arrive, et consolons-nous ensemble ; je suis submergé un instant, mais cet espoir me remet à flot, et vive la galère, n’est-ce pas !


A Prévost-Paradol.


Poitiers, 1er août 1852.

Mon bon Prévost, tu es bon comme le bon Dieu. Malheureusement tu es l’ami de l’auteur et de l’hérésie qu’il expose. Ce qui fait que je rabats les deux tiers de tes éloges[2]. Ce qui reste pourtant est assez aimable pour me consoler, si j’avais besoin de l’être. — Mais tout est guéri, mon ami ; il y a mieux, c’est que j’ai les matériaux et le plan complet d’un second mémoire (sur la Cojmaissance)[3], que j’écrirai à la rentrée, et qui vaudra mieux que le premier.

Tu y verras entre autres choses la preuve que l’intelligence ne peut jamais avoir pour objet que le moi étendu sentant, qu’elle en est aussi inséparable que la force vitale l’est de la

  1. La Théorie de l’Intelligence.
  2. Gréard, ibid., p. 196, Prévost-Paradol à H. Taine, 30 juillet 1852 ; « J’ai là ta thèse sur mon bureau, je viens de la lire et je te dis avec toute l’admiration et toute la bonne volonté imaginables : il fallait s’y attendre. Ni le moi étendu, ni le moi nerveux, ni le moi cérébral, ni rien en un mot de ce qui fait la science véritable, ne peut avoir droit de cité à la Faculté, surtout avec un passeport aussi sincère, aussi clair, aussi énergiquement adéquat au porteur que ton style... »
  3. C’est une partie du travail sur la Théorie de l’intelligence. Un fragment sur la Volonté » a paru dans la Revue philosophique de novembre 1900.