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plus qu’un raté, un dément. Et cependant il est un exemple de l’utilité que peuvent avoir les faibles de corps et même les déséquilibrés d’esprit, qui ont parfois des facultés intellectuelles supérieures.

Nietzsche a bien mis en lumière les dangers du socialisme et il a réfuté admirablement les anarchistes, mais ne se réfute-t-il point du même coup ? Après avoir posé lui-même le principe de tout anarchisme, a-t-il le droit d’en refuser la conséquence légitime : licence absolue ? Comme les nihilistes et anarchistes, il a supprimé toute morale, tout « impératif » suprême, toute loi intérieure autre que la volonté même de puissance. — Oui, répondra-t-il, mais on ne supprime pas pour cela toute autorité, « toute tyrannie contre la nature et même contre la raison, si ce n’est que l’on veuille décréter soi-même, de par une autre morale quelconque, que toute espèce de tyrannie et de déraison sont interdites. » C’est donc au nom des seules lois naturelles de la vie que Nietzsche prétend condamner les réformateurs de la vie sociale. Selon lui, le socialiste ou l’anarchiste n’est que le porte-parole des couches sociales en décadence. « Lorsque l’anarchiste réclame, dans une belle indignation, le droit, la justice, les droits égaux, il se trouve sous la pression de sa propre inculture, qui ne sait pas comprendre pourquoi au fond il souffre, en quoi il est pauvre, c’est-à-dire en vie. Il y a en lui un instinct de causalité qui le pousse à raisonner ; il faut que ce soit la faute à quelqu’un s’il se trouve mal à l’aise[1]. »

Ainsi, à en croire Nietzsche, c’est absolument la faute de l’ouvrier anarchiste ou socialiste s’il est dans une condition misérable qui l’excite à accuser la société et à réclamer des lois de répartition meilleure ! Le pauvre n’est pauvre qu’en vie ! À qui Nietzsche fera-t-il admettre un tel paradoxe ? Lui qui se dresse en accusateur contre la société quand c’est au nom de son propre individualisme, comment trouve-t-il que tout est injuste dans les accusations des misérables contre la société actuelle ? Au fond, Nietzsche a beau dire, il est lui-même un anarchiste anti-libertaire, anti-égalitaire, un anarchiste pour qui, toute loi morale étant abolie, le mieux est qu’un bon tyran fasse la loi. Les anarchistes démocrates, après avoir renversé toute morale, s’imaginaient qu’ils n’allaient plus obéir, mais, avec Thrasymaque

  1. Crépuscule des idoles, § 34.