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même, est-ce donc « aimer le mal ? » Nietzsche dévie ici du vrai christianisme, qu’il vient cependant de peindre en termes qui rappellent Tolstoï., Nietzsche avait coutume de dire que Jésus avait trouvé en lui « son meilleur ennemi ; » Jésus avait trouvé aussi en lui un de ses meilleurs amis. Que Nietzsche soit « anti-chrétien, » je le veux, mais il n’est pas « anti-christ. » L’auteur de l’Imitation seul a une onction comparable. Pourquoi donc, après avoir si bien compris la religion intérieure et la morale éternelle, montrer ensuite le poing à toute morale ? Pourquoi, quand on admire et aime Jésus, prendre l’attitude de Satan ? Zarathoustra a senti la sublime douceur de l’amour, et il se fait cependant l’apôtre de la dureté.

« L’amour, objecte Nietzsche aux chrétiens, est l’état où l’homme voit le plus de choses comme elles ne sont pas. La force illusoire y est à son degré le plus élevé ; de même la force adoucissante, la force glorifiante. On supporte davantage en amour, on souffre tout. Il s’agissait de trouver une religion où l’on puisse aimer : avec l’amour on se met au-dessus des pires choses dans la vie, on ne les voit plus du tout. » Nietzsche en conclut que l’amour des chrétiens est une « prudence, » une habileté pour faire réussir leur religion. Il ne se demande pas si, à côté de l’amour aveugle, il n’existe point un amour clairvoyant ou divinateur. Il est bien vrai que l’amour fait voir une foule de choses comme elles ne sont pas dans la réalité d’aujourd’hui, mais n’en fait-il point voir d’autres comme elles seront dans la réalité de demain ? Jésus, en aimant, n’a-t-il rien deviné de ce qui un jour, grâce à lui, devait s’établir parmi les hommes ?


VI

Mêlez la sophistique grecque et le scepticisme grec avec le naturalisme de Hobbes et avec le monisme de Schopenhauer, corrigé par Darwin, assaisonné des paradoxes de Rousseau et de Diderot, vous aurez la philosophie de Nietzsche. Avancée en apparence, séduisante d’aspect pour une jeunesse ingénue à la recherche du neuf, cette philosophie n’en est pas moins essentiellement antique et « réactionnaire, » dans tous les sens possibles, ennemie de tout ce qu’on appelle les progrès modernes. « Moderne, c’est-à-dire faux, » répète Nietzsche sur tous les tons, et il consacre à anathématiser la « modernität » un des chapitres