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pour des réalités, pour des vérités, que les réalités intérieures ; le reste, tout ce qui est naturel, tout ce qui a rapport au temps et à l’espace, tout ce qui est historique, ne lui apparaissait que comme des signes, des occasions de paraboles. L’idée du fils de l’homme n’est pas une personnalité concrète qui fait partie de l’histoire, quelque chose d’individuel, d’unique, mais un fait éternel, un symbole psychologique, délivré de la notion du temps. Ceci est vrai encore une fois, et dans un sens plus haut, du Dieu de ce symboliste type, du règne de Dieu, du royaume des cieux, du fils de Dieu. » Avec Strauss et Renan, Nietzsche déclare qu’il faut dégager le sens profond des dogmes, Tesprit qui vivifie de la lettre qui tue. Pour lui, par exemple, le mot fils exprime la pénétration dans le sentiment de la transfiguration générale de toutes choses (la béatitude) ; le mot père, ce sentiment même, le sentiment d’éternité et d’accomplissement. Le royaume des cieux est un état du cœur ; « ce n’est pas un état au-dessus de la terre ou bien après la mort. » Toute idée de la mort naturelle manque dans l’Évangile ; la mort n’est point un pont, point un passage ; elle est absente, puisqu’elle fait partie d’un tout autre monde, apparent, utile seulement en tant que signe. L’heure de la mort n’est pas une idée chrétienne, l’heure, le temps, la vie physique et ses crises n’existent pas pour le maître de l’heureux message. Le règne de Dieu n’est pas une chose que l’on attend, et n’a point d’hier et point d’après-demain, il ne vient pas en mille ans, il est une expérience du cœur, il est partout, il n’est nulle part. » Nietzsche parle ici comme Spinoza et Swedenborg. « Ce joyeux messager mourut comme il avait vécu, comme il avait enseigné, non point pour sauver les hommes, mais pour montrer comment on doit vivre. La pratique, c’est ce qu’il laissa aux hommes : son attitude devant les juges, devant les bourreaux, devant les accusateurs et toute espèce de calomnies et d’outrages, son attitude sur la croix. Il ne résiste pas. Il ne défend pas son droit, il ne fait pas un pas pour éloigner de lui la chose extrême ; plus encore, il la provoque. Et il prie, souffre et aime avec ceux qui lui ont fait du mal… Ne point se défendre, ne point se mettre en colère, ne point rendre responsable… Mais aussi ne point résister au mal, aimer le mal ! »

Ces derniers points sont les seuls que Nietzsche trouve à reprendre chez le Christ. — Mais, demanderons-nous, ne point résister au mal dont on est seul l’objet et aimer le méchant