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Dites « ennemi » et non pas « scélérat, » dites « malade » et non pas « gredin, » dites « insensé » et non pas « pécheur. »

Et toi, juge rouge, si tu disais à haute voix ce que tu as fait déjà en pensées, chacun crierait : Otez ces immondices et ce ver empoisonné !

Mais autre chose est la pensée, autre chose l’action, autre chose l’image de l’action. La roue de la causalité ne roule pas entre elles.

Qu’est cet homme ? Un monceau de maladies, qui, par l’esprit, percent hors du monde ; c’est là qu’elles veulent faire leur butin.

Qu’est cet homme ? Un amas de serpens sauvages, qui rarement sont tranquilles ensemble ; alors ils s’en vont, chacun de son côté, chercher du butin par le monde.

Voyez ce pauvre corps ! ce qu’il souffrit et ce qu’il désira, cette pauvre âme essaya de le comprendre ; elle l’interpréta comme la joie et l’envie criminelles vers le bonheur du couteau.

Celui qui tombe malade maintenant est surpris par le mal qui est mal maintenant ; il veut faire mal avec ce qui lui fait mal. Mais il y eut d’autres temps, un autre bien et un autre mal.

Mais ceci ne veut pas entrer dans vos oreilles. Cela nuit à ceux d’entre vous qui sont bons, dites-vous ; mais que m’importent vos bons ?

Chez vos bons, bien des choses me dégoûtent, et ce n’est pas vraiment leur mal. Je voudrais qu’ils aient une folie qui les fasse périr, pareils à ce pâle criminel ! Vraiment je voudrais que leur folie s’appelât Vérité ou Fidélité, ou Justice, mais ils ont leur « vertu » pour vivre longtemps dans un misérable contentement de soi.

Je suis un garde-fou au bord du fleuve : que celui qui peut me saisir me saisisse !

Voici cependant le conseil que je vous donne, mes amis : méfiez-vous de tous ceux dont l’instinct de punir est puissant !

C’est une mauvaise engeance et une mauvaise race : ils ont sur leur visage les traits du bourreau et du ratier.

Méfiez-vous de tous ceux qui parlent beaucoup de leur justice ! En vérité, ce n’est pas seulement le miel qui manque à leurs âmes.

Et s’ils s’appellent eux-mêmes les bons et les justes, n’oubliez pas qu’il ne leur manque que la puissance pour être des pharisiens.

Ainsi parla Zarathoustra[1].


Mais Zarathoustra ne parle-t-il point précisément comme les socialistes, les anarchistes et les démocrates ? Ne parle-t-il point aussi comme Dostoïewski et comme Tolstoï ? Sera-t-il bien venu, dans son Antéchrist, à s’élever contre la grande parole : « Ne jugez point et vous ne serez point jugés ? »

  1. Zarathoustra, trad. franc., p. 47 et 137.