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et l’efféminisation par lesquels l’Europe gît menacée d’un nouveau bouddhisme ; c’est la foi dans une morale de compassion réciproque, comme si c’était là la morale par excellence, la sommité, la cime atteinte par l’homme, l’unique espérance de l’avenir, la consolation du présent, la grande rédemption de la faute du passé. » En un mot, la foi qu’on retrouve chez toutes ces sectes, c’est « la foi à la communauté rédemptrice, au troupeau, donc à eux-mêmes[1]. »

Autre caractéristique commune aux socialistes et aux anarchistes : le rejet de toute punition et sanction légale. Quoique Nietzsche, pour son compte, n’ait voulu admettre ni bien ni mal véritable, ni moralité, ni immoralité, ni obligation, ni sanction, il devient cependant, au point de vue social, un partisan résolu de la punition, pourvu que ce soient les maîtres qui l’infligent aux esclaves. Il se plaint, à ce sujet, de nos sensibleries à l’égard des criminels. « Il vient un moment, dit-il, dans la vie des peuples, où la société est aveulie, énervée au point de prendre parti même pour l’individu qui la lèse, pour le criminel — et cela le plus sérieusement du monde. Punir ! le fait même de punir lui parait contenir quelque chose d’inique ; — il est certain que l’idée de « châtiment » et de la « nécessité de châtier » lui fait mal, lui fait peur : est-ce qu’il ne suffirait pas de mettre le malfaiteur hors d’état de nuire ? Pourquoi donc punir ? punir est si pénible ! » Nietzsche, lui, ne connaît pas ces lâches apitoiemens. Il châtie l’homme comme on châtie son chien, et si l’homme souffre, tant pis, ou tant mieux ! Ne faut-il pas que celui qui a la puissance supérieure la déploie aux dépens et, finalement, au profit des puissances inférieures ?

Après avoir aussi reproché à notre temps de démocratie et de socialisme son indulgence pour les coupables, Nietzsche n’en est pas moins tout le premier à prêcher éloquemment la compassion envers les criminels, qui sont des irresponsables :


Vous ne voulez point tuer, juges et sacrificateurs, avant que la bête n’ait hoché la tête ? Voyez ! le pâle criminel a hoché la tête : de ses yeux parle le grand mépris… Votre homicide, ô juges, doit être compassion, et non vengeance. Et en tuant, regardez à justifier la vie même !

Il ne suffit pas de vous réconcilier avec celui que vous tuez. Que votre tristesse soit l’amour du Surhomme, ainsi vous justifiez votre survie.

  1. Au delà du bien et du mal, p. 126.