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Nietzsche ne manque jamais l’occasion de railler l’Empire allemand, qui lui semble un recul, un accès de fièvre démocratique, une œuvre de décadence où tout est subordonné à un vain militarisme et à une centralisation préparatoire au collectivisme.

Ce qui est étrange, c’est que cet admirateur des grandes institutions stables ne voit pas dans la morale même la plus stable des institutions, le roc immuable sur lequel s’élève tout le reste, la première des « autorités, » des « traditions, » des « responsabilités, » des « solidarités, » l’imperium humanum supérieur à limperium romanum. Il flagelle d’ailleurs avec une juste sévérité la fausse indépendance qui est le fond de la fausse démocratie. « Tout ce qui fait que les institutions sont des institutions est méprisé, haï, écarté ; on se croit de nouveau en danger d’esclavage dès que le mot autorité se fait seulement entendre. » Rien de plus autoritaire, on le voit, que ce libertaire qui fut Nietzsche.

Par la fusion des races, des classes, des rangs, des sexes, le socialisme et l’égalitarisme tendent, selon lui, à transformer le monde en un vaste lazaret où la vie, d’une morne uniformité, finira par ressembler à une lente épidémie, jusqu’à ce que viennent les derniers jours de l’humanité même, avilie, nivelée, abêtie.


Voyez ! je vous montre le dernier homme.

Qu’est-ce que l’amour ? la création ? le désir ? Qu’est-ce que l’étoile ? — Ainsi demande le dernier homme, et il clignote.

La terre est devenue petite, et sur elle sautille le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme le puceron : le dernier homme vit le plus longtemps.

Nous avons découvert le bonheur, — disent les derniers hommes, et ils clignotent.

Ils ont délaissé les contrées où l’on vit durement : car on a besoin de chaleur.

Tomber malade et être déliant est pour eux un péché : on marche avec précautions. Bien fou qui trébuche sur les pierres ou sur les gens.

Un peu de poison de temps à autre : cela procure de beaux rêves. Et beaucoup de poison pour finir, afin de mourir agréablement.

On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que cette distraction ne devienne pas un effort.

On ne veut plus ni pauvreté, ni richesse : l’une et l’autre donnent trop de souci. Qui voudrait encore commander ? Et qui obéir ? L’un et l’autre donnent trop de souci.

Pas de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose. Tous sont égaux : qui pense autrement, entre volontairement à l’asile d’aliénés…

Nous avons découvert le bonheur, disent les derniers hommes, et ils clignotent !