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Dans notre temps d’égalitarisme, selon Nietzsche, domine une aversion pour tout ce qui commande et veut commander. Nous assistons à une espèce d’idiosyncrasie des démocrates ; « le misarchisme moderne (à chose barbare, nom barbare). » Cette maladie tend peu à peu à s’infiltrer goutte à goutte jusque dans les sciences les plus exactes et, en apparence, les plus objectives ; il semble qu’il se soit déjà « rendu maître de toute la physiologie et de la biologie, et cela à leur détriment, est-il besoin de le dire ? en ce sens qu’on en a banni un concept qui, pour elles, est fondamental : celui d’activité. » Voyez plutôt les Darwin et les Spencer ! Ils ont introduit, en quelque sorte, l’esprit démocratique dans la science naturelle, puisqu’ils en ont chassé toute initiative véritable.

Adaptez-vous, nous dit-on sans cesse, pliez-vous, réagissez proportionnellement à l’action du dehors, disparaissez au profit du milieu, absorbez-vous dans le tout, voilà la leçon de passivité et de lâcheté que, selon Nietzsche, l’école anglaise nous donne. De la lutte même, de ce combat qu’Héraclite proclamait le père de toutes choses, on fait une simple lutte pour l’existence, alors que les êtres luttent, en vérité, pour la puissance, pour la supériorité, pour la domination, non pas pour l’être, pas même pour le mieux-être, mais pour le plus-être, pour être tout et avoir tout ! Pas plus dans la nature que dans l’humanité le véritable idéal n’est démocratie, il est aristocratie, il est même monarchie, il est tyrannie : chacun voudrait dire : L’univers, c’est moi ! — Demandez-vous le vrai type de l’homme, de l’animal de rapine et de proie, ce n’est pas même Louis XIV, c’est ce prodigieux mélange « d’inhumain et de surhumain » qui fut Napoléon.

Une des manifestations de l’esprit démocratique, s’il faut en croire Nietzsche, c’est le culte pour la science. Ce culte vient de ce que la science apparaît et comme vérité, c’est-à-dire, au fond, comme religion du Verbe, et comme utilité, c’est-à-dire industrie en vue du bonheur du plus grand nombre. Le résultat de la science, comme de tout ce qui est démocratique, c’est « l’appauvrissement de l’énergie. » Dans la république des savans, comme dans celle des socialistes, chacun n’est qu’un manœuvre, un fonctionnaire, un ouvrier à la tâche, un maçon apportant sa pierre, petite ou grosse, à un édifice qui ne portera pas son nom. Le savant semble à Nietzsche tout le contraire du poète ou du philosophe, c’est-à-dire du créateur. Voyez, dit-il, dans l’évo-