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dans la science abstraite, pour n’avoir pas besoin de société. Ceux à qui cette passion manque ne savent que faire ; mes camarades d’École se marient, ou vont au café, ou sont tristes comme des oiseaux en cage. Quel bonheur si, pendant que je vais courir la France, vous pouviez vous fixer aux Ardennes ! Ce serait la patrie, et du fond de mon trou, j’y tournerais toujours mes regards.

Mes sœurs ont-elles de l’amour-propre avec leur frère ? Écrivent-elles à un ami ou bien à un professeur d’orthographe et de français ? C’est assez d’être pédant dans ma classe et d’en porter écrit sur mon front le titre officiel. Que mes sœurs du moins oublient cette ridicule robe noire et ce pot carré de drap froncé dont on enlaidit ma pauvre personne. Qu’elles m’écrivent tout ce qui leur passera par la tête, visites, musique, lectures, conversations, ce qu’elles sentent de la campagne, en quoi elles changent, en quoi elles restent les mêmes. Mon Dieu, ne posons pas les uns devant les autres. C’est déjà trop de la comédie du monde. Soyons libres entre nous.

J’ai quelquefois des rages musicales. Je m’enferme et j’improvise des morceaux fantastiques et démoniaques, fort ridicules sans doute pour la composition et l’harmonie, mais qui expriment ma pensée et me rendent heureux. Or, c’est tout ce que je demande. Le piano est un instrument magnifique, la vélocité des doigts accumule les notes à toutes les distances, et on peut jouer en accords. Des grands accords des deux mains, et de tous les doigts pendant tout un morceau, ont une majesté infinie, et rappellent en petit la grande musique des orgues ou celle de Meyerbeer.

Je vais quelquefois chez deux jeunes gens qui font des duos de flûte et qui jouent avec goût. Cela est doux et suave, et assoupit la pensée, comme le souffle d’un vent d’été.

Puisque je parle de choses pastorales, je vous dirai que je suis sorti deux fois dans la campagne. A une lieue de Poitiers, on trouve des bois et des prairies solitaires. Qu’on y oublie aisément tout le reste ! Couché sur l’herbe, il me semblait que je n’avais qu’à me laisser vivre, que je n’avais plus ni ambition ni soucis, que tout le monde pouvait être heureux comme je l’étais. La campagne est un opium pour les cerveaux tourmentés.

Pourquoi ne m’enverriez-vous pas des portraits de votre société ?