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mes opinions. J’ai refusé d’adhérer au 2 décembre ; l’action était injuste et illégale et violait mon grand dogme de la souveraineté de la nation. Maintenant cet homme a un pouvoir légitime, déféré par la volonté universelle. J’obéis à la loi comme j’ai désapprouvé l’usurpation et par la même raison. J’ai la plus ferme intention de ne pas faire de propagande contre lui et de ne prendre part à aucune conspiration. Mon serment n’a fait que rendre publique et officielle la plus volontaire des résolutions.

Malheureusement, plusieurs de mes amis n’ont pas pensé de même. M. Libert, et M. Magy[1], surveillant à l’Ecole, ont donné leur démission. M. Barthélemy-Saint-Hilaire. à qui mon oncle m’avait présenté, M. Simon[2], M. Despois[3], M. Barni[4], M. Bersot[5], beaucoup de professeurs d’histoire et de philosophie sont supprimés ; on a fauché les plus hautes têtes. Cela fait du vide, mais l’avenir n’est pas beau. Si je suis docteur, pourtant, cela pourra m’aider, et j’ai en vue un prix à l’Académie des sciences morales. Si j’avais ces deux titres, je pourrais me relever.

Mon ami Prévost a le prix d’éloquence à l’Académie Française. Cela va lui ouvrir les journaux, les revues, et commencer sa carrière littéraire : il arrivera plus vite que moi, mais chacun aura pris le sentier qui convient à ses goûts. Le travail et le plaisir des découvertes scientifiques me consolent de tout. Cela fatigue, mais cela ne laisse penser à aucune chose triste ; je suis moins heureux depuis que j’ai fini mes thèses. Je pense à notre éloignement, à nos rares rencontres... Il faut vivre comme moi

  1. Magy (Jean-Baptiste), philosophe, né en 1822, entré à l’École normale en 1843, surveillant de 1848 à 1852, mort en 1887.
  2. Lettre de M. Jules Simon à H. Taine, décembre 1851 : « Merci de ce que vous me dites d’affectueux. Je n’ai pas douté un instant que vous ne fussiez de ceux qui verraient avec le plus de peine ma carrière se briser. Je puis n’avoir pas été un aussi grand philosophe que ceux de mes collègues qui ont conservé leur chaire à l’École et à la Sorbonne, et qui se plaignent amèrement aujourd’hui que je les ai compromis : mais j’ai la conviction, pendant dix-huit années d’enseignement, d’avoir toujours élevé et de n’avoir jamais abaissé les esprits et les caractères de mes auditeurs. Qu’ils en disent autant, s’ils le peuvent. »
  3. Despois (Eugène-André), littérateur, né en 1818, entré à l’École normale en 1838, mort en 1876.
  4. Barni (Jules-Romain), philosophe, né en 1818, entré à l’École normale en 1837, mort en 1878.
  5. Bersot (Pierre-Ernest), philosophe, né en 1818, entré à l’École normale en 1836, directeur de l’École de 1871 à 1880, mort en 1880.