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douzaine de femmes en sarafanes rouges, s’en vont bras dessus bras dessous avec de jeunes soldats, ce qui me parait un incident de pèlerinage assez inattendu. Honni soit qui mal y pense ! Ces jupes d’écarlate tapageuse viennent de Tambov et elles ont profité de l’occasion pour donner rendez-vous à des fils, à des frères, qui sont en garnison à Kiev ; mais je n’ai jamais vu rien qui ressemblât autant à un chœur d’opérette prêt à entonner tout autre chose que des cantiques. D’ailleurs, pour une étrangère l’idée de mascarade s’impose devant ces types et ces costumes accourus de tous les coins de l’Ukraine. Une paysanne d’Orel est parmi eux ; celle-là vient des confins de la Grande-Russie. Nous nous approchons d’elle tandis qu’assise, les jambes pendantes, sur un petit mur où est posé son paquet, elle contemple la cathédrale, les deux pignons couverts de fresques qui, reconstruits au siècle dernier, sont sortis, rococos, comme on dit en Russie, des ruines d’une antique église deux fois détruite, par les Tatares d’abord, puis par un incendie. L’amie qui m’accompagne lui adresse la parole pour me donner le temps d’étudier à loisir son costume artistement brodé, la coiffure compliquée en perles de toutes couleurs qui forme sous le mouchoir un diadème, avec des espèces de pattes ou de longues pendeloques encadrant le visage, comme on en voit dans les anciennes peintures sur la tête des impératrices. C’est la femme elle-même qu’il faut regarder ! Peut-être a-t-elle dépensé pour atteindre cette porte le meilleur de ses épargnes ; le reste va tomber aux mains des prêtres ; mais elle ne pense à rien de tout cela ; elle est pleinement heureuse, elle a réalisé son idéal.

Je l’ai retrouvée à l’église devant l’iconostase d’un travail merveilleux donnée par Pierre le Grand et au sommet de laquelle disparaît presque, sous des rayons d’or, l’image noircie par les siècles de la Vierge rapportée de Byzance. Certes les élus ne peuvent avoir là-haut une expression de plus parfaite béatitude ; et cette ferveur me paraît générale. L’église est pleine de corps rampans qu’attirent telle ou telle relique ; la châsse magnifiquement ornée d’argent qui renferme le chef de Vladimir le Grand plus entourée qu’aucune autre. Grand-duc et saint, quel double titre à l’adoration ! Il faut bien nommer de ce nom une piété involontairement idolâtre ; mais toutes les images ont leurs fidèles ; les cierges s’allument par myriades devant elles et des voix invisibles répètent les paroles mélodieusement plaintives qui reviennent