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distingue. Une barbe opulente et une longue chevelure encadrent des visages qui n’ont en général rien de particulièrement ascétique. Les novices gardent la tête nue ; brune ou blonde, leur chevelure ondée leur couvre les épaules ; quelques-uns ressemblent à de grandes jeunes filles sveltes, au teint blanc, avec cette finesse inquiétante du regard, aigu pour ainsi dire, qu’on retrouve ici sur beaucoup de visages. Je ne sais pourquoi ce clergé noir si décoratif me fait l’effet d’un collège de bonzes ou de ces prêtres égyptiens qui gardaient le secret des suprêmes initiations en réservant au peuple un enseignement en rapport avec son ignorance. Mais le peuple, lui, est chrétien et son christianisme passionné est celui des humbles amis de Jésus au premier siècle. L’aspect de cette vaste cour qui précède la cathédrale ne s’effacera jamais de ma mémoire : une horde de supplians se pressant contre les murs du temple, comme font devant le Saint-Sépulcre les pèlerins peints par Vereschagine. Beaucoup d’entre eux ont succombé à l’excès de fatigue ; ils dorment, étendus au soleil, leurs pieds meurtris et souillés de poussière portant témoignage des longues marches qui les ont amenés jusque-là. Dans l’enceinte ombreuse qui, au milieu de la cour, encadre la fontaine sainte, d’autres se sont dispersés, cherchant la solitude, un chapelet à la main ; plusieurs s’accroupissent en cercle autour d’un privilégié qui sait lire et qui, assis lui-même sur l’herbe, commente tout haut l’histoire des saints dont tout à l’heure ils baiseront dans des grottes, devenues chapelles, les couchettes de pierre et les corps momifiés. Je ne me sens plus simplement en Russie, mais dans ces parties de l’Asie centrale où les voyageurs nous montrent le peuple attentif aux improvisations d’un orateur en plein vent, coiffé, comme celui-ci, d’un bonnet de peau de mouton et drapé de loques sordides. A la fontaine d’autres pèlerins encore se désaltèrent, et je suis effrayée de voir des malades affligés d’infirmités hideuses, des visages sans nez par exemple, se servir du verre unique qui circule à la ronde ; personne ne témoigne ni crainte ni dégoût. Un estropié à jambe de bois a usé cette jambe en route et la raccommode comme il peut. Je remarque des figures caractéristiques : vétérans chamarrés de médailles qui permettent de compter leurs campagnes ; aïeules courbées en deux par l’âge, venues en se traînant avec effort pour voir la Lavra, avant de mourir. Et, jetant une note gaie dans cet ensemble dévot, une