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diacre illettré ou tout simplement du sacristain. Il est des popes trop enclins à se réchauffer avec de la vodka ; il en est d’autres qui, devenus veufs et ne pouvant se remarier, puisqu’une seconde union leur est défendue, prennent une ménagère et font jaser. Mais quelle que soit l’opinion que les paysans aient de l’homme dans la vie de tous les jours, ils vénèrent le prêtre aussitôt qu’il a revêtu ses habits sacerdotaux. Il faut voir avec quelle dévotion presque égale ils viennent après la messe baiser la croix, puis la main qui la leur présente.

Le pope, sans dépouiller sa chasuble, reste à causer affablement devant l’iconostase avec quelques personnes de la bourgeoisie auxquelles il a fait offrir le pain bénit, tandis que les fidèles s’écoulent dehors, chacun vers son village respectif. Les mouchoirs des femmes flottent au vent, semant des taches de couleurs gaies sur la steppe à de longues distances. Il n’y a pas de mendians à la porte, sauf un idiot dont le sourire vous rappelle tout doucement sans insistance qu’il est une inutilité dans la commune et qu’il a par conséquent besoin de vous. Peut-être une vieille femme aussi se signera-t-elle sur votre passage, mais les mains ne se tendent pas comme dans notre Bretagne qui, cependant plus qu’aucune autre province de France, pourrait être comparée à la Russie.


Le peu d’effet de la dévotion des paysans sur leur conscience et leur moralité, m’est prouvé par l’aventure suivante dont j’ai été témoin et qui montre assez toute la duplicité dont un Petit-Russien est capable.

Le cocher de la maison où je me trouve sort de grand matin pour aller au marché vendre un étalon. Très ostensiblement, au seuil de l’écurie, il se signe, et de ma fenêtre je le vois prier avant de commencer son voyage qui sera de deux ou trois jours, car la ville est fort éloignée. Nous n’en recevons les lettres que chaque semaine, à condition encore de les envoyer chercher au bureau de poste.

L’homme revient, n’ayant pas réussi à vendre l’étalon ; sur quoi sa maîtresse lui annonce que, plus heureuse que lui, elle a, sans bouger de chez elle, trouvé acquéreur pour une paire de bœufs dont elle voulait se défaire. Ce sont des paysans du voisinage qui lui ont offert telle somme. Lorsqu’elle en dit le chiffre, le fidèle serviteur lève les bras au ciel, éclate en lamentations.