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forme régulièrement le substantif sémitique spanea qui signifierait aussi la cachette. I-spania n’est que l’Ile de Kalypso, l’Ile de la Cachette. C’est Perejil qui, d’abord, était Ispania, et ce ne fut qu’ensuite, par une erreur ou une extension de sens, que ce nom passa au continent voisin. Il ne faut pas oublier que les seuls Romains nous ont transmis ce nom. Jusqu’aux temps gréco-romains, les Hellènes l’ignorent : la dernière presqu’île de l’Europe est pour eux l’Ibérie ou la Terre du Soir, l’Hespérie. Si le nom d’Ispania eût été d’un usage courant dans la Méditerranée occidentale vers le temps où les colonies grecques s’y installèrent, il est probable que les Phocéens de Marseille, les Chalcidiens ou les Ioniens de Grande-Grèce et de Sicile l’eussent rapporté dans la mère patrie : les Hellènes de Grèce ou d’Asie auraient, eux aussi, connu l’Espagne. Mais, quand les colons et navigateurs grecs parurent dans les mers du Couchant, rile de la Cachette avait déjà perdu sa renommée : Ispania remonte plus haut que les temps helléniques.

Les Italiotes connurent Ispania aux temps préhelléniques, à la même date où la renommée de Kalypso arrivait aux oreilles du poète odysséen, aux temps où des marines sémitiques exploitaient les côtes italiennes comme les parages levantins. Les Sémites devaient employer ce terme pour désigner l’extrême région du Couchant, dont ils avaient le monopole : dans les échelles italiennes, ils parlaient mystérieusement de la Cachette, d’Ispania, comme ils parlaient de Tarsis dans les échelles de Syrie, ou de Kalypso dans les échelles grecques. Longtemps, les Italiotes entendirent et répétèrent ce nom d’Ispania sans trop savoir au juste ce que le terme représentait. L’Espagne n’était pour eux qu’une terre mystérieuse, aux extrémités du Couchant, hors de leur trafic et de leurs atteintes. Les Sémites s’en réservaient l’exploitation : « Les Carthaginois, dit Strabon, avaient pris l’habitude de couler tout navire étranger rencontré par eux sur la route de la Sardaigne ou des Colonnes : d’où l’incrédulité qui longtemps régna touchant la réalité de ce monde occidental. » Les Italiotes ne connaissaient pas le détroit de visu : Ispania leur restait donc aussi mythique que Kalypso avait pu l’être aux marins de l’Odyssée. Les Sémites défians, qui ne se souciaient pas de préciser parmi leurs cliens ces notions demi-légendaires, parlaient, eux aussi, de la mystérieuse Cachette avec des réticences ou des mensonges...