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faut, son autorisation préalable. J’ai passé si vite à Paris que je n’ai pu voir ni lui, ni M. Vacherot, ni toi, ni personne, sauf Prévost un instant.

Es-tu guéri ? Oui, j’espère. Mais l’âme est-elle encore malade ? Que je comprends bien ces dégoûts, ce besoin de plaisir et d’émotions que nous n’aurons jamais, qui sont pour les nobles et les riches :... De loin, peut-être ils sont heureux ; mais de près leur vie est si vide et si ridicule, que je cesse de la désirer. Somme toute, travailler est encore le meilleur sort. On s’intéresse à son ouvrage, l’ennui passe, on a détruit le temps et sans s’en douter on approche du grand repos. On perd, à mesure qu’on vit, toutes ses espérances. Quels bonheurs ne rêve-t-on pas à dix-sept ans ! La gloire, l’amour, la fortune. Aujourd’hui, je ne demande qu’à être tranquille. Le métier me tient à la chaîne, et la grande main de notre Dieu d’en haut, le Ministre, nous tire de temps en temps pour nous la faire sentir. Sauf cela, je n’aurais presque point d’ennuis. Il me semble que Spinoza et Descartes ont été heureux dans leurs villages de Hollande ; que si j’avais assez d’argent, j’irais vivre au cinquième à Paris ; que la science vaut bien qu’on l’aime pour elle-même, sans en faire un moyen de succès. Je ne compte plus sur rien d’heureux pour l’avenir ; je commence à renfermer mes désirs en un désir unique, qui est celui d’éclaircir mes idées et de résoudre mes problèmes. Je l’essaie du moins, malgré des boutades de colère, d’amour-propre blessé, d’ambition trompée ; j’espère pourtant qu’après quelques bourrasques, mon ciel finira par devenir serein. Je tâche de m’apaiser de toutes les manières ; je vois peu de monde, je ne lis plus de politique ; s’il était possible, je voudrais oublier les choses d’aujourd’hui, et vivre avec mes amis, les idées et les arts.

Ceci est bien ermite et j’avoue que j’ai mes accès comme toi. Qu’y faire ? notre jeunesse se révolte contre notre condition. Il faut choisir, quitter l’une ou l’autre, faire de ‘son métier un gagne-pain et philosopher en silence, ou jeter la robe aux orties et se lancer dans l’incertitude de l’avenir. Lequel est le mieux ? Prévost a peut-être raison[1]. Mais chacun suit son caractère. Où te porte le tien ? Cher ami, causons, gardons notre vieille fraternité d’Ecole. — Tu me disais dans nos promenades autour de

  1. Prévost-Paradol avait quitté l’École, en congé, avant la fin de sa troisième année.