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de réunion et sur M. Thiers. L’Empereur m’écouta très attentivement. Quand je lui affirmai qu’il était urgent d’accorder aux ouvriers un droit quelconque de réunion, afin que la coalition ne devînt pas une conspiration, il m’interrompit : « Vous avez raison. » A ma défense de Thiers il répondit brièvement : « Je l’ai beaucoup connu ; il veut toujours imposer sa pensée, et il est dangereux. »

L’entretien ainsi lancé s’étendit librement, un peu à bâtons rompus, sur un grand nombre de sujets. J’évitais de me donner un air de prédication et d’insister sur quoi que ce soit, me bornant à répondre aux interrogations. Ainsi l’Empereur m’ayant demandé quel était l’état mental des classes ouvrières, je lui dis que, depuis la loi des Coalitions, leurs sentimens anti-dynastiques avaient diminué, mais que leurs exigences de liberté croissaient. « Quelles libertés manquent donc ? — D’abord celle des élections ; les candidatures officielles violentent les populations. Ainsi il y a en ce moment une élection en Auvergne, en remplacement de Morny, j’en ignore le résultat... » — Il m’interrompit : « M. Girot-Pouzol est nommé. — Eh bien ! quelle nécessité y avait-il d’écrire dans le journal de la préfecture que voter pour M. Girot-Pouzol, homme fort inoffensif, c’était voter contre le gouvernement de l’Empereur ? — C’est vrai, mais que voulez-vous ? On ne peut se servir que d’hommes et ils ont leurs entraînemens : ceci est une question de mesure. »

L’échange d’idées sur la liberté de la presse fut beaucoup plus long. « Tous les gouvernemens, dit l’Empereur, commettent des fautes, et la presse est sans cesse occupée à les envenimer. » Et comme je montrais les inconvéniens du système de l’autorisation préalable et des avertissemens : « C’est difficile, a-t-il dit, mais quel système trouver ? » Je lui exposai succinctement le mien, celui du droit commun. Il écouta sans rien objecter. L’Impératrice intervenant pour insister à son tour sur les dangers de la liberté de la presse, je l’interrompis : « Le gouvernement de Votre Majesté est plus libéral qu’elle ne le suppose. En fait la liberté manque en province, mais à Paris la presse l’a suffisante pour vous faire tout le mal possible. Vous maintenez donc un régime qui permet de crier à l’oppression, bien qu’en réalité il ne soit pas oppressif. » Mon dernier mot fut : « Votre gouvernement est assez fort pour oser beaucoup. »

Le lendemain, l’Empereur dit à plusieurs personnes et notamment