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écrire ; c’est montrer de nouveau, comme dit Michelet, la face pâle de Jésus crucifié. On masque et défigure le monde passé, et il n’y a que ceux qui ont vécu dans les poudreux in-folio des Pères qui le connaissent dans toute son horreur. Les Jansénistes sont les vrais écrivains du Christianisme, comme Murillo et Zurbaran en sont les vrais peintres ; ce sont les fidèles disciples de saint Augustin et de saint Paul ; et Pascal, en homme sincère, parle comme eux de cette masse de perdition, de cette prédestination fatale, de cette infection de la nature humaine. Nous frissonnons en lisant Dante, et Dante est doux et modéré, en comparaison des effroyables traités de saint Augustin sur la Grâce et de cette dialectique invincible qui précipite le monde dans l’enfer. Je ne sais si vous y avez pensé ; mais votre livre est un admirable traité polémique, et maintenant qu’éloigné de l’École je languis loin de la liberté et de la science, et je vois de près le mal qui nous attaque, je souhaite ardemment qu’il en paraisse beaucoup de pareils.

J’essaie de me consoler du présent en lisant les Allemands. Ils sont, par rapport à nous, ce qu’était l’Angleterre par rapport à la France au temps de Voltaire. J’y trouve des idées à défrayer tout un siècle, et si ce n’étaient mes inquiétudes au sujet de l’agrégation des lettres que je vais tenter l’année prochaine, je trouverais un repos et une occupation suffisante dans la compagnie de ces grandes pensées. Les idées du moins ont cela de bon, qu’elles nous rendent frères et qu’elles nous font tous participer à la joie et au bien que cause un beau livre. Vous venez de me le prouver, Monsieur ; merci encore, et croyez que je ne vous quitte que pour reprendre la lecture que je viens d’interrompre.

Veuillez agréer. Monsieur, l’expression de mon respect et de mon dévouement.


A M. Léon Crouslé[1].


Poitiers, 25 avril 1852.

Mon cher ami, Prévost t’a vu sans doute et t’a raconté mes aventures. Me voici à Poitiers, suppléant de rhétorique, avec une lettre menaçante et promesse de destitution, si je ne suis pas

  1. Crouslé (François-Léon), né en 1830, entré à l’École normale en 1850, professeur à la Faculté des lettres.