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Molière, Shakspeare ou Beethoven, par la grâce de Dieu. Certainement l’effort d’un labeur persévérant est d’un puissant secours, même aux natures prédestinées. Toutefois, à la rigueur, le don inné se suffit à lui-même : trop de savoir appesantit parfois l’instinct dans l’action ; une certaine ignorance dispose à plus d’audace ; l’application trop intense porte à se terrer dans les détails et fait perdre de vue les larges ensembles. D’ailleurs, si Morny ignorait ce qu’on apprend dans les livres, il savait beaucoup ce que l’expérience de la vie enseigne. Brillant officier, il avait reçu la décoration après avoir été quatre fois blessé, plusieurs fois cité à l’ordre du jour de l’armée et après avoir sauvé la vie du général Trezel. Suffisamment expert dans la pratique de la vaillance, il le devint en celle de l’industrie en introduisant en Auvergne la culture de la betterave. De plus, exempt de toute présomption, il recherchait ceux qui savaient ce qu’il ignorait et les interrogeait. J’ai approché ou étudié de près les ministres illustres de mon temps : aucun ne lui fut comparable. Il n’était pas un homme d’Etat, il était l’homme d’État.

On l’a beaucoup calomnié. Comme Napoléon III, il a trop aimé les dames. A-t-il été un tripoteur d’affaires ? Je l’ai entendu soutenir, sans qu’on m’en ait donné aucune preuve. Les gens de cour auxquels il déplaisait, parce qu’il n’en tenait pas assez compte et qu’il était libéral, lui attribuaient le dessein de reprendre son rang dans la famille impériale. Il aurait dit : « La recherche de la maternité est permise, j’userai de ce droit ; j’établirai que je suis le fils de la reine Hortense et, par suite, de son mari, puisque aucun acte de désaveu ne m’a été opposé. » Il n’eût certainement pas gagné un tel procès, mais il est de toute fausseté qu’il y ait pensé et, surtout, qu’il en ait menacé l’Empereur pour obtenir ce qu’il désirait.

Entre l’Empereur et lui, il n’y eut jamais, à aucun moment, ni explication, ni même allusion à leur commune origine. Le jeune prince Louis n’avait pas rencontré Flahaut chez sa mère : une lettre de Mlle Mars, la célèbre comédienne, tombée par mégarde entre les mains de la reine, avait amené leur rupture dès 1814. L’existence de ce frère lui avait été révélée seulement à la mort d’Hortense par la remise indiscrète que lui avait faite l’exécutrice testamentaire, Mme Salvage, d’un pli cacheté destiné à Morny, et Napoléon III parut toujours l’ignorer.

Morny, cependant, commit une fois une faute de tact, la