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de la Prusse, et peu enclin à se laisser entraîner par les impatiences italiennes. Et l’histoire de la France et de l’Europe eût été autre. Le public le sentit. Partout se manifesta une inquiétude comparable à celle que tout jeune j’avais constatée à la mort du Duc d’Orléans : l’avenir parut moins assuré.

Ma douleur fut peut-être, après celle de ses proches, la plus intense, parce que je perdais plus que personne. L’écroulement de mes desseins politiques à la veille de se réaliser dans des conditions exceptionnelles de succès n’était pourtant pas ce qui m’affligeait le plus ; je ressentais surtout la perte d’une amitié sûre, délicate, dévouée, qu’une lutte en commun aurait encore affermie. Quelqu’un lui ayant dit un jour : « Ollivier vous aime bien ; il est prêt à se compromettre pour vous. — Et moi, est-ce que je ne me compromets pas pour lui ? » Puis, après un moment de silence : « Nous ne nous compromettrons pas ; nous nous illustrerons ensemble. » Le grand « Moteur des belles destinées » ne nous l’a pas permis.

Je fus le seul de l’opposition qui suivit le convoi ; aucun des membres de la gauche n’eut la courtoisie de donner ce dernier témoignage de respect à celui dont ils avaient eu tant à se louer et que parfois ils avaient loué, quand il était vivant[1].


V

Mince, élégant, le nez d’un ferme dessin ; les yeux parlans, enfoncés légèrement sous des sourcils peu accentués ; la lèvre ombragée d’une moustache relevée en pointe et d’une barbiche à la Richelieu ; des boucles de cheveux frisés, couronne d’un vaste crâne à moitié dénudé ; les traits un peu fatigués ; autant de calme que dans le visage de l’Empereur ; plus de finesse dans les contours, moins de puissance dans les reliefs ; de hautes manières sans impertinence et sans pose ; un naturel parfait : tel il se montrait dans le monde, où il s’occupait de théâtre, de petite littérature, de galanterie, attentif surtout à plaire par son affabilité, son esprit, son enjouement, sa belle humeur courtoise.

Traitait-il d’affaires ou vaquait-il à un office public, il devenait autre : ses traits prenaient une gravité froide, presque intimidante

  1. Voyez l’Empire libéral, tome IV.