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fait l’autre ? Passons maintenant à ton avant-dernière lettre[1]. J’ai longtemps tardé à t’en parler, exprès. Les événemens semblaient t’avoir irrité. Tes paroles étaient douces ; mais le ton signifiait : « Mon ami Taine est un demi-poltron qui calme avec des sophismes sa conscience alarmée. » J’imagine pourtant que ceci n’a été que la passion d’un moment, et cela parce que tu ne voudrais pas pour ami d’un pareil être. Je ne crois pas me faire trop d’honneur ni trop te demander en te priant de croire que, si mon devoir y eût été le moins du monde engagé, je serais allé courir le cachet à Paris. Tu tranchais bien vivement la question en traitant de sophismes des raisons que tu ne réfutais pas. Es-tu si peu fidèle à tes principes que tu ne reconnaisses pas aujourd’hui M. Bonaparte comme pouvoir légitime ? Son action est toujours détestable. Mais le voilà l’élu de la nation, et que dira contre la volonté de la nation un partisan du suffrage universel ? Les sept millions de voix ne justifient pas son parjure, mais lui donnent le droit d’être obéi. — Que les bourgeois aient été lâches, et les paysans stupides, soit ; mais respect à la nation, même égarée. — Nous allons souffrir à cause de notre grand principe ; mais nous ne l’en défendrons pas moins. Sinon je ne te reconnais plus, et je ne sais comment t’accorder avec toi-même. Quant à la distinction de l’État et du gouvernement, du préfet et du professeur[2], c’est le seul moyen de mettre la justice dans l’administration. Nous sommes fonctionnaires de l’État, et non de tel gouvernement, parce que nous enseignons la même chose sous M. de Montalembert, sous M. Barrot, sous M. Ledru-Rollin. Nous servons le public, et non telle opinion régnante. Un préfet, au contraire, est l’agent du gouvernement présent, et l’ennemi des autres. Qu’il donne sa démission quand son chef tombe. Il ne peut se faire contre son chef l’agent de ses adversaires. Le professeur garde sa place, comme le juge et le garde champêtre, parce qu’il n’agit ni pour, ni contre le gouvernement. — Si l’on admettait ces principes, l’administration deviendrait honnête et indépendante, tandis qu’on n’y voit que souffrances de conscience et lâchetés.

Pardonne ce reste de complainte, comme tu dis ; je vais te fournir des armes contre moi : 1° Le préfet fait effacer des monumens publics les mots « Liberté, Égalité, Fraternité. » On coupe

  1. Voir Gréard, ibid., p. 181, lettre du 17 décembre.
  2. Ibid., p. 182.