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avant la dernière session de la monarchie de Juillet. Il crut devoir l’avertir des dangers qui s’annonçaient. Louis-Philippe sourit, lui prit amicalement l’oreille et lui dit : « Soyez sans inquiétude, jeune homme ; la France est un pays qu’on mène avec des fonctionnaires publics. »

Cependant la maladie s’aggravait ; il n’y avait aucune lésion visible, mais un dépérissement continu, qu’augmenta l’emploi de ces moyens dits énergiques par lesquels la médecine achève les malades. Vint le moment où il fut obligé de ne plus quitter le lit et de fermer sa porte. Alors, l’idée d’un danger prochain se présentant à son esprit, gentilhomme et galant homme jusqu’au bout, il fit apporter un coffret contenant des lettres compromettantes pour maintes personnes des deux sexes, et les fit brûler devant ses yeux. Le jeudi 9, à six heures du soir, l’Empereur, accompagné de l’Impératrice, vint le visiter. D’abord il ne le reconnut pas ; puis se réveillant un peu : « L’Empereur sait combien je lui suis dévoué. » Au moment de le quitter, l’Empereur lui dit : « Au revoir, Morny. — Non, adieu… Au revoir, ici ou autre part, » murmura-t-il. Et comme l’Empereur s’éloignait, il lui fit signe de se rapprocher encore et lui dit : « Ne prenez pas vos inspirations dans le faubourg Saint-Germain. » Le lendemain vendredi 10 mars, à huit heures du matin, il expirait, âgé de cinquante-quatre ans.

Quand La Valette vint lui annoncer la fatale nouvelle, l’Empereur ne put contenir ses larmes. La douleur de l’Impératrice, envers qui il avait toujours été parfait, ne fut pas moindre. « Quant à Rouher, me dit son gendre, il est comme un homme à qui on vient de couper un membre : Il était la tête, dit-il, et j’étais le bras ; comment ferai-je maintenant ? « A la Chambre, la consternation fut générale, si ce n’est dans le groupe des violens, qui ne pardonnaient pas les actes et les projets libéraux. Il échappa à l’un d’eux de s’écrier : « Voilà pour l’Empereur un bon débarras ! »

Aucun malheur aussi grave n’avait encore atteint ce souverain. Il n’aurait pas longtemps résisté à la pression de Morny, de Rouher, du prince Napoléon : en pleine puissance, n’étant encore entamé d’aucun côté, il aurait accordé ce couronnement de l’édifice auquel il ne se décida qu’après des fautes, des affaiblissemens, qu’eût certainement prévenus un ministère libéral ayant à sa tête un partisan déclaré de l’alliance russe, en défiance