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Je pensai que, puisque Rouher était acquis à la réforme libérale, il serait bon de rapprocher Morny et le prince Napoléon, devenu le vice-président du Conseil privé, afin d’écarter de nos pas une difficulté de personnes, les objections sur les choses n’étant pas à redouter de la part du prince. Je me rendis au Palais-Royal. Le prince m’entretint des dispositions de l’Empereur, et ses renseignemens furent à peu près ceux que j’avais reçus de Morny : « Il ne travaille qu’à la Vie de César, parce que cela l’amuse, et il ne songe nullement à des réformes libérales. Il est toutefois très préoccupé de l’instruction gratuite et obligatoire : il la fera probablement. Il croit qu’il serait beau d’apprendre à lire à une nation. »

Quoiqu’il reprochât à Rouher de manquer de caractère, le prince reconnaissait ses remarquables qualités. Il n’avait, me conta-t-il, accepté d’être vice-président du Conseil privé que sur la promesse de la bonne volonté et du concours de Rouher dans certaines questions de liberté civile. Il lui avait dit que, sans cela, il se disputerait avec les autres ministres et donnerait des attaques de nerfs à l’Empereur, qui lui reprocherait de ne pouvoir se rencontrer avec trois personnes sans se quereller.

« Mais enfin, demandai-je, croyez-vous que l’Empereur accordera la liberté ? — Non, dit-il. » Puis se ravisant : « Cependant si l’opinion l’exige, il cédera. Ainsi il m’a dit qu’il ferait bien volontiers Emile Ollivier son ministre de l’Intérieur. — Sans doute, lui ai-je répondu ; mais je crois qu’il faudra que vous le preniez avec ses idées. » — J’interrompis le prince : « Ayez la bonté, s’il reprend ce propos, de lui dire que vous en êtes certain. Mais il ne s’agit pas de moi en ce moment. En quels termes êtes-vous avec Morny ? — Nous ne sommes pas bien, quoique nous nous parlions. Il a du courage, de l’intelligence ; c’est le plus intelligent de tous, mais il est paresseux et n’a pas de moralité. Je le déteste comme étant l’incarnation du coup d’Etat. Vous pouvez avoir de l’influence sur lui ; il parle très bien de vous. » — Je lui appris les projets actuels de Morny, et j’ajoutai : « Et maintenant que vous savez cela, ne consentiriez-vous pas à établir de bons rapports avec lui ? — Oui, certainement ; négociez ce rapprochement, je vous fais mon ambassadeur ordinaire et extraordinaire, vous assurant que je ne vous désavouerai pas. »